Dans son livre documentaire Premières de corvée, le journaliste Timothée de Rauglaudre a rassemblé des témoignages d’employées domestiques, grandes oubliées des luttes sociales contemporaines.
En France, elles sont des centaines de milliers à travailler en tant que femmes de ménage ou gardes d’enfants pour des familles aisées. Ces femmes de l’ombre, souvent immigrées, ont choisi ce métier par nécessité. Si ces invisibles rendent la vie de famille plus simple dans de nombreux foyers, la précarité de leur travail est ignorée. Rencontre avec Timothée de Rauglaudre, journaliste et auteur de Premières de corvée, un livre qui leur donne enfin la parole.
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Le travail domestique est-il un bastion inconnu de la lutte des classes?
J’utilise le terme de “lutte des classes à domicile” car en France, il n’y a pas de logique de confrontation dans ce secteur. En revanche, on peut parler de lutte des classes car deux univers opposés se retrouvent face à face. D’un côté, des familles plutôt bourgeoises, plutôt blanches, habitantes des centres-villes et des beaux quartiers; de l’autre, ces femmes, souvent d’origine immigrée qui, par le biais de ces emplois-là, s’enfoncent dans la précarité et se retrouvent pour une majorité sous le seuil de pauvreté.
Pourquoi les travailleuses domestiques ont-elles toujours été oubliées des luttes sociales?
C’est un travail qui isole, ce qui empêche une mobilisation collective. Leur invisibilité s’explique aussi par les caractéristiques qu’elles rassemblent: ce sont des femmes -entre 90 et 100% de ces emplois-, souvent issues de l’immigration -qu’elle soit de première ou de deuxième génération-, et habitantes des quartiers populaires.
Ces femmes sont-elles aussi les grandes oubliées du féminisme?
Le rôle des travailleuses domestiques dans l’ascension sociale des femmes bourgeoises a en effet été effacé de l’histoire du féminisme. Historiquement, afin que certaines femmes accèdent à des postes à responsabilités, les tâches domestiques ont été déléguées à d’autres femmes, plus pauvres et moins éduquées. Aux origines, il y avait un bras de fer entre les féministes qui prenaient en compte la lutte des classes et les féministes libérales qui voulaient utiliser le capitalisme pour s’émanciper. C’est ce féminisme libéral qui a permis à toute une partie des femmes de grimper dans l’échelle sociale. Mais aujourd’hui, le féminisme dominant est coupé de la question sociale: pour les femmes vivant dans la précarité, ce féminisme-là n’est pas perçu comme un outil d’émancipation parce qu’il s’est allié au capitalisme, qui est la source de leurs maux.
“Plusieurs chercheur·se·s ont montré que même avec l’emploi d’une travailleuse domestique, l’inégalité de charge dans le couple reste identique.”
Dans votre livre, on découvre que la France n’a pas ratifié la convention 189 de l’Organisation Internationale du Travail, qui vise à protéger les travailleur·se·s domestiques. Pourquoi?
Cette convention non-contraignante mentionne l’accès à la santé au travail. Si la France s’engageait à mieux protéger la santé des travailleuses domestiques, il faudrait, par exemple, revenir sur le mouvement d’allègement de la médecine du travail, qui va de pair avec la libéralisation du marché de l’emploi. Pour les travailleuses domestiques, la santé au travail est pourtant centrale: elles souffrent de problèmes de dos ou du syndrome du canal carpien, propre à de nombreuses professions féminisées, et inhalent régulièrement des produits chimiques. En règle générale, la pénibilité des emplois féminins est beaucoup moins reconnue par les autorités.
Malgré leur précarité, ces emplois ont été encouragés par les pouvoirs publics depuis plusieurs décennies. Pourquoi?
Depuis les années 90, la France a adopté un modèle particulier, décidé sous l’influence de la Fédération des particuliers employeurs de France (FEPEM). Il existe une niche fiscale -qui coûte plus de 4 milliards d’euros par an- permettant à un employeur de ne payer que 50% du salaire de son employé à domicile. Derrière ces mesures, il y a la promesse de création d’emplois et celle d’une émancipation des femmes grâce aux travailleuses domestiques. Ces emplois seraient à la fois une solution contre le chômage et un outil d’égalité. Or, plusieurs chercheur·se·s ont montré que les promesses de création d’emplois n’avaient pas été atteintes -ces mesures ayant plutôt converti des emplois au noir en emplois légaux- et que même avec l’emploi d’une travailleuse domestique, l’inégalité de charge dans le couple reste identique.
Quelles sont les solutions pour que ces femmes soient davantage entendues?
Il faut leur donner une parole médiatique. Et chaque mouvement d’émancipation -politique, associatif, syndical- doit intégrer la question domestique à ses combats. Pour qu’on arrête d’ignorer le problème.
Propos recueillis par Célia Mebroukine
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