Dans un court essai d’intervention, Sidérer, considérer, Marielle Macé interroge la passivité des réactions face à la crise des réfugiés en appelant à un geste de considération. Un texte fort et sensible.
Dans la cohorte des livres et réflexions que suscite la crise des réfugiés, inversement proportionnelle à la passivité coupable des Etats européens, le court texte d’intervention de Marielle Macé, Sidérer, considérer, fait entendre une voix singulière, vibrante, par l’articulation qu’elle opère entre une exigence éthique et une écriture poétique.
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Cette spécialiste de littérature et d’esthétique, auteur d’un très beau texte, paru l’an dernier, Styles, une critique de nos formes de vie (Gallimard), accorde une attention particulière aux existences, notamment les plus dominées, en ajustant son mode d’écriture au croisement des sciences sociales et de la poésie. Toujours portée par un souci d’activer en elle la colère, à laquelle fait écho celle qui habite ses poètes préférés (Pasolini, Baudelaire, Ponge, Hugo, Sebald, Glissant, Deguy, Koltès, Bailly…), elle part ici d’une sensation quasi physique éprouvée devant la vue d’un camp de réfugiés quai d’Austerlitz à Paris, au pied de la Cité de la Mode.
Le mot qui résume cette épreuve est la sidération. “Sidérants ces voisinages, dans leur indécence, entre des poches d’espace qui ne doivent pas communiquer, et le font d’autant mieux, ne pas communiquer, que tout cela se déroule au bord d’un fleuve, formant ici comme une butée, dans le repli d’une boucle assombrie et ralentie de l’espace urbain“, écrit-elle.
Comment réagir, comment penser, que dire face à cette image de désolation, dont il faudrait apprendre à s’accommoder, faute de pouvoir la dénouer ? Etre sidéré, ce n’est pas autre chose que “rester médusé, pétrifié, enclos dans une émotion qu’il n’est pas facile de transformer en une motion, terré dans une hypnose, une stupéfaction, un envoûtement où s’épuise en quelque sorte la réserve de partage, de liens, de gestes que pourrait nourrir la connaissance que nous avons de ces situations, mais qui reste une souffrance à distance“. Comme l’analysait le sociologue Luc Boltanski dans son essai, La Souffrance à distance (2007), il existe plusieurs manières de parler de la souffrance : la topique de la dénonciation, la topique du sentiment et la topique esthétique.
Dénoncer, éprouver, donner une forme à cette émotion : Marielle Macé réunit dans son écriture ces trois formes distinctes pour livrer un regard plein et sensible, comme un écart creusé avec les discours normatifs sur la question. Cet écart procède lui-même d’un déplacement : celui qui s’opère entre deux attitudes, deux modes de perception, deux types de discours. De la sidération à la considération, c’est dans ce déplacement que l’exigence éthique minimale se fond dans l’expression d’une colère politique.
“Devant des événements aussi violents que la crise des migrants, il est plus commun, plus immédiat, de se laisser sidérer que de considérer“, observe-t-elle. Considérer, c’est faire précisément “cas de“, c’est transformer sa sidération en un regard, en une perception, qui est aussi un “soin“. C’est cette vertu de poète – la belle colère qui a pour seul ennemi “l’inattentif“ – que Marielle Macé défend ici.
Contre les aveugles volontaires, contre les tristes indifférents, contre ceux qui ne voient pas le problème, contre ceux “à qui ça ne fait rien“, elle appelle à laisser vibrer en nous la colère et activer le désir de l’action. A la manière du courageux et passionnant collectif d’urbanistes et paysagistes PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines), dirigé par Sébastien Thiéry et Gilles Clément, mobilisé à Calais pour faire cas des vies dans les camps, documenter ce qui se construit sur place, prendre soin des relations qui s’affirment au cœur de la jungle…
“Tout se passe comme si nous recevions des vies comme des vies qui ne seraient au fond pas tout à fait vivantes“, analyse-t-elle. Tout se passe comme si l’on considérait certains genres de vie déjà “comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon“, reprenant les mots de la philosophe américaine Judith Butler dans Ce qui fait une vie (Zones, 2010). Pour Marielle Macé, il n’y a pas de vies nues ; “il n’y a pas de vies sans qualité ; il n’y a en l’occurrence que des vies dénudées et disqualifiées, disqualifiées par quelque absence de considération, c’est-à-dire avant tout de droits“.
Exiger la considération, c’est donc “demander que l’on scrute les états de réalité et les idées qu’ils énoncent, c’est demander à la fois qu’on dise les choses avec justesse et qu’on les traite avec justice, en les maintenant avant tout dans leurs droits“. Face à ces réfugiés et migrants, dont la vue nous sidère au premier abord, dans un paradoxal effet d’invisibilisation de sujets trop visibles, il importe de se demander l’essentiel : qu’ont-ils à dire, ou comme le suggère l’auteur, “ce qu’ils diraient, ce qu’ils pouvaient, ce qu’ils pourraient et que donc nous pourrions“.
C’est cette nécessité de faire cas de ces vies négligées, de ces vies disqualifiées par l’ordre du monde (les guerres, la misère, les changements climatiques…), qu’exprime Marielle Macé avec la délicatesse de la colère. “Si toute vie est irremplaçable (et elle l’est), ce n’est pas exactement parce qu’elle est unique (même si elle l’est), c’est parce qu’elle est égale“ ; c’est à cette évidence oubliée, et qui devrait toujours être tenue pour telle, que Sidérer, considérer se tient, comme la poésie à l’arrachement à l’aveuglement, comme la philosophie à la volonté de savoir, comme la politique à la nécessité de soutenir les faibles. Il n’y a pas plus actuelle comme considération.
Jean-Marie Durand
Marielle Macé, Sidérer, considérer, migrants en France, 2017 (Verdier, 66 p, 6,50 €)
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