Dans son essai, “La Folie de l’artiste“, le psychiatre Thierry Delcourt explore la psyché détraquée d’une dizaine d’artistes mythiques, ayant sublimé leurs troubles mentaux, de Vincent Van Gogh à Francis Bacon, de Niki de Saint Phalle à Aurélie Nemours…
L’art et la folie font souvent bon ménage. Cette croyance dans une affinité élective entre pratique artistique et trouble psychique est tellement ancrée dans l’imaginaire qu’on ne la discute plus, comme s’il allait de soi que les pathologies psychiatriques trouvaient une issue possible dans l’art.
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La littérature sur le sujet, tellement dense, épouse souvent celle de l’histoire de l’art elle-même, sans que l’on puisse toujours distinguer dans les écrits successifs ce qui relève de l’histoire de l’art et ce qui touche à l’histoire de l’âme. Dans son essai, La Folie de l’artiste, créer au bord de l’abîme, le psychiatre Thierry Delcourt joue sur cette ambivalence, en diagnostiquant une dizaine de cas célèbres selon une lecture procédant autant d’un savoir médical que d’une analyse esthétique.
De Vincent Van Gogh à Camille Claudel, de Francis Bacon à Antonin Artaud, de Niki de Saint Phalle à Aurélie Nemours, de Salvador Dali à Alberto Giacometti…, l’auteur s’attarde sur des artistes phare, pour tenter, après tant d’autres, de sonder la part maudite qui habite leurs œuvres, sans pour autant chercher à les réduire à de simples dérèglements mentaux (une tentation absurde, il est vrai). Reconnaissant d’emblée que son propos prolonge l’histoire d’un cliché vieux comme l’art (et comme la folie) – le cliché de la représentation d’une création dans la souffrance, romancée et dramatisée -, Thierry Delcourt souligne que “malgré tout, ce cliché des affres de la création résiste dans nos têtes car les références de l’art actuel cohabitent avec celles, toujours très présentes, du romantisme, de l’expression pathétique, des dramaturgies originaires et religieuses, de la diabolisation de l’artiste fou quand il ne se conforme pas aux codes de la bien-pensance“.
Si “l’image d’Epinal de l’artiste solitaire, hors de la réalité et fou, plaît et rassure“, c’est bien que quelque chose de cette affinité résiste dans les esprits, même si l’art contemporain semble largement libéré de cette problématique un peu vieillotte. Si “l’art actuel a fait tout ce qu’il fallait pour se dégager de ces stéréotypes trompeurs et des archétypes du romantisme souffrant“, les clichés romantiques et les mythes tragiques exercent toujours “une fascination dont la ténacité témoigne du besoin de lier la création au sacré, et l’artiste à un démiurge qui ose s’y attaquer“.
C’est donc ce cliché, validé par l’histoire de l’art, qu’interroge le livre, construit en trois temps distincts, accueillant autant de récits hallucinés : la force de l’art, la chute, le soulagement de la souffrance. Par-delà les multiples destins qui se dévoilent dans chaque partie, un dénominateur commun transparait entre tous ces artistes : “celui du risque allié à une passion brûlante qui pousse à s’exposer au dérangement de la création, au mépris de la prudence d’une conforme et paisible“.
En bon connaisseur des égarements de l’âme, mais aussi en spectateur admiratif des œuvres d’art, Thierry Delcourt explore des travers psychiques et des traversées esthétiques qui s’entrelacent, s’attirent et fusionnent jusqu’au moment où le normal et le pathologique trouvent le point de séparation, où l’art se dépasse lui-même pour basculer vers un ailleurs indéfini. En lisant les textes précis et documentés que l’auteur leur consacre, on a le sentiment de voir les artistes s’allonger rétrospectivement sur un divan portatif et de mieux comprendre en quoi l’art fut la seule voie d’expression possible d’êtres en danger depuis les traumatismes de l’enfance (l’abandon, la mort, le mépris… comme stigmates d’une vie entravée).
Des tableaux qui pour Francis Bacon sont comme des miroirs qui renvoient le flux de sa mémoire sensible aux peintures d’Aurélie Nemours, censées combler une double absence fondatrice (mort du père, dépression de la mère), de la fantaisie enchantant le monde pour Dali au pari de Giacometti, funambule visionnaire lancé à corps perdu dans la représentation de l’insaisissable… : la force de l’art fut de sauver des artistes perturbés par les aléas de la vie. Pour beaucoup, l’acte de création fut un moyen unique de soulager des souffrances indicibles, comme celles de Niki de Saint-Phalle, traversée par “la rage d’exister“ ou celles de Michel Nedjar. Tous ont réussi à ouvrir une voie psychique de construction et d’expression imaginaire : “une transformation que l’on nomme symbolisation, c’est à dire le passage d’une forme brute et traumatique à une voie de représentations inscrites dans un langage pictural, parlé et écrit“.
D’autres sont tombés dans le piège de la folie, jusqu’à y chuter, de Vaslav Nijinski à Antonin Artaud, figure archétypale du génie fou, de Vincent Van Gogh, artiste maudit par excellence, à Camille Claudel, perdue dans un délire de persécution. Avec eux, surtout Van Gogh, il est possible de saisir la bascule possible entre création et folie, “car l’homme et l’artiste semblent en permanence sur le tranchant, ou sur la crête entre, d’un côté créer, sublimer son mal, et de l’autre côté, un ravage, une autodestruction, une impossibilité à exister“.
Comment atteindre la béatitude tout en étant au tapis ? Comment faire de son agonie psychique le sujet d’une sublimation artistique ? Toutes ces questions n’ont jamais trouvé de réponses univoques, ni dans les livres de psychiatrie ni dans les manuels d’histoire de l’art, même si beaucoup osent avancer des hypothèses. Sans prétendre nous éclairer définitivement sur ce qui se joue entre l’art et la folie, Thierry Delcourt s’approche au plus près des traces de leur confrontation ambiguë ou sublime. Les contours flous entre génie et mélancolie, les élans contrôlés jusqu’à un certain degré vers l’autodestruction traversent cette histoire de l’art bordée par les abîmes.
Jean-Marie Durand
Thierry Delcourt, La folie de l’artiste, créer au bord de l’abîme (Max Milo), 268 pages, 22 euros
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