Dans “Comment notre monde est devenu cheap” (Flammarion), l’économiste et activiste américain Raj Patel dresse un bilan inquiet des effets néfastes du capitalisme sur notre écosystème. Et donne quelques idées originales pour lutter, et penser un monde post-capitaliste. Nous l’avons longuement interviewé.
L’histoire du capitalisme est-elle celle d’un perpétuel nivellement par le bas de tout ce qui nous entoure ? D’une détérioration constante, à travers la marchandisation, de ce qui fait notre écosystème, quitte à le détruire complètement ? C’est ce que soutiennent l’économiste et activiste américain Raj Patel et l’historien Jason W. Moore dans leur livre, Comment notre monde est devenu cheap (Flammarion). Dans cet essai inquiet sur l’avenir de l’humanité, ils décrivent de manière originale comment sept choses ont été “cheapisées” (c’est-à-dire dévaluée et réduites à de simples objets de consommation) pour étendre le règne de la concurrence libre et non faussée : la nature, l’argent, le travail, le “care” (c’est-à-dire le soin apporté aux malades, infirmes, personnes âgées, etc.), la nourriture, l’énergie et nos vies.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ce sombre constat a le mérite de désigner précisément le mécanisme à enrayer pour sauver la planète. Dans ce grand entretien, Raj Patel nous donne quelques solutions : sortir du consumérisme plutôt que “changer nos habitudes de consommation” ; compter sur les mouvements citoyens plutôt que sur la classe politique ; et utiliser le levier de l’amour – qui est selon lui “un détonateur beaucoup plus puissant que la conscience de classe” – pour faire advenir un monde post-capitaliste. Insolite, ce dernier conseil résonne pourtant avec une maxime de Raoul Vaneigem, écrite peu avant Mai 68 : “Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre”.
Vous dites que le monde moderne a “cheapisé” sept choses : la nature, l’argent, le travail, le “care”, la nourriture, l’énergie et nos vies. Qu’est-ce que la “cheapisation” ?
Raj Patel – Si on devait expliquer le capitalisme à un enfant, on lui dirait que c’est un système qui rend acceptable le fait que certains êtres humains exploitent d’autres êtres humains, et que d’autres êtres humains exploitent le monde naturel. Mais de manière plus complexe, le capitalisme est aussi un système qui ne veut jamais payer la facture. La “cheapisation” est la stratégie que le capitalisme utilise pour éviter d’avoir à payer la facture. Si le coût du travail augmente, le capitalisme va réduire le prix de l’énergie, ou le prix du “care” pour compenser cette crise. C’est une stratégie de l’évitement. La “cheapisation”, c’est la partie d’échec que joue le capitalisme dans le but de reporter à plus tard la crise que le profit et la finance génèrent.
Vous décrivez le capitalisme comme une “écologie”. Qu’entendez-vous par là ?
On peut considérer Wall Street – un symbole du capitalisme – comme une manière d’organiser la nature. Voir dans Wall Street un simple groupe de boursicoteurs qui fait beaucoup d’argent, c’est manquer l’essentiel. Car pour faire du profit, ces personnes transforment les relations entre les êtres humains et le monde naturel, en investissant dans les énergies fossiles, en bouleversant l’agriculture dans les pays en voie de développement par le libre-échange, en produisant du plastique qui va finir dans la mer, si bien que d’ici 2050 il y aura plus de plastique que de poissons dans les océans. Le capitalisme n’utilise pas seulement la nature, il en fait partie. Il a sa propre écologie.
Est-ce la raison pour laquelle vous préférez le terme de “capitalocène” à celui d’“anthropocène”, popularisé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen pour désigner l’ère qui a débuté lorsque les activités de l’Homme ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète ?
Oui, car l’anthropocène suggère que tous les êtres humains sont responsables de cette nouvelle ère géologique. Or il y a aujourd’hui des civilisations qui ne sont pas capitalistes, qui vivent en harmonie avec l’environnement, et qui n’ont rien à voir avec la sixième extinction des espèces. La destruction de l’écosystème n’est donc pas intrinsèque à la nature humaine. Parler de “capitalocène” donne une meilleure indication de l’endroit où le problème réside. Cela permet de savoir qui pointer du doigt, mais aussi de savoir quoi faire.
Vous faites remonter à l’époque de Christophe Colomb et à la colonisation de l’Amérique le moment où tout a été mis en place. Après la crise de 2008, on a beaucoup parlé de “moralisation du capitalisme”. Qu’en pensez-vous : s’est-il assagi ou ensauvagé ?
Beaucoup de gens trouvent que les choses vont mieux maintenant, qu’on a des droits, des week-ends, du temps libre, etc. Mais d’une certaine manière, les stratégies que Christophe Colomb a mises en place sont bien vivantes. Un exemple récent le prouve. Il y a en ce moment une crise des opiacés aux Etats-Unis [71 500 personnes ont succombé à une consommation excessive de médicaments en 2017, en nette hausse par rapport à 2016, ndlr]. Pour y répondre, les patrons de l’industrie du poulet dans l’Oklahoma ont créé un Centre de réhabilitation chrétien pour les alcooliques et les toxicos (“Christian alcoholics and addicts in recovery”). Au lieu d’envoyer les drogués en prison, ils les envoient dans cette organisation pendant un an : le jour, ils prient Jésus-Christ, et le soir, ils travaillent à la chaîne gratuitement dans les usines de poulet ! C’est une technique moyenâgeuse, que les colons espagnols ont aussi utilisée contre les indigènes en Amérique. De même, la stratégie de Christophe Colomb pour transformer la spéculation bancaire en profit est toujours utilisée par Elon Musk [PDG de Tesla, ndlr] ou Jeff Bezos [PDG d’Amazon, ndlr]. Vous pensez qu’on a beaucoup progressé, mais en fait, on est très proches du passé.
Votre livre sort en même temps que Bullshit Jobs, de l’anthropologue américain David Graber. Il y défend l’idée qu’il y a de plus en plus de “jobs à la con”, inutiles socialement, et que les emplois utiles sont contaminés par la bureaucratie. La “bullshitisation” du travail est-elle l’équivalent de sa “cheapisation” ?
Il y a une convergence de vue entre nous : on est d’accord sur le fait que les emplois qui servent à quelque chose, qui aident les gens, sont sous-évalués et mal payés. L’émergence des jobs à la con est incontestable, ça fait partie de la “cheapisation”. Dans les secteurs où il y a une situation de monopole, les jobs à la con pullulent. Dans la téléphonie par exemple, où d’épaisses couches de bureaucratie se superposent. Or le capitalisme cherche toujours à avoir le monopole sur tout. Dans le livre, nous donnons une représentation historique de la manière dont les monopoles s’installent, et créent des jobs à la con.
On considère souvent que le libre-marché va de pair avec la démocratie libérale. Vous soutenez au contraire qu’il a pour effet l’émergence d’un populisme autoritaire. Quel est votre argument ?
Le système capitalisme a toujours eu besoin d’une police pour que les exploités travaillent, et ne se rebellent pas. Mais il est instable. Il a besoin d’une hégémonie, d’un système coercitif, et de consentement pour fonctionner. Or nous vivons une crise de l’hégémonie du capitalisme libéral. L’extrême droite, comme toujours, cherche à répondre à cette crise en promouvant l’idée de la pureté raciale et de la préférence nationale, pour stopper l’afflux d’une main d’oeuvre bon marché, qui vole le travail des citoyens nationaux. Les partis de gauche, eux, n’y répondent pas de manière crédible. La classe ouvrière cherche pourtant des solutions : aux Etats-Unis, certains électeurs de Trump avaient voté pour Barack Obama en 2008, car il promettait le changement. Mais il a menti : il a expulsé deux millions de personnes, il a commencé une guerre de drones, etc. Désormais, l’extrême droite est à l’offensive, car elle semble mieux organisée. Mais la crise d’hégémonie est endémique au système capitaliste, qui a connu des révoltes paysannes, des guerres et des révolutions. Nous sommes dans une crise particulière du capitalisme. La question c’est : comment va-t-il se transformer ?
Des mouvements de gauche radicale émergent aussi partout dans le monde, derrière des personnalités comme Bernie Sanders, Jeremy Corbyn ou Jean-Luc Mélenchon. Sont-ils encore trop court-termistes ?
Je pense que l’avant-garde n’est pas à chercher dans les partis de gauche. Seuls les mouvements citoyens, comme la Via Campesina [organisation internationale qui milite pour le droit à la souveraineté alimentaire et pour le respect des petites et moyennes structures paysannes, ndlr], ou Black Lives Matter, s’attaquent vraiment efficacement au changement climatique, au patriarcat, au racisme et au capitalisme en même temps. Ce sont eux qui ont une vision à long-terme. Je préfère que la démocratie soit reflétée par un mouvement, plutôt que par un politicien qui explique aux gens quoi penser. Les politiciens sont contraints, ils ne pensent pas forcément au fait que nous avons 12 ans pour arriver à une économie qui ne produise plus d’émissions de gaz à effet de serre. Je préfère m’en remettre à 350.org, Attac, ou la Via Campesina. On ne vote jamais pour une transformation radicale : on se bat pour elle. Cette lutte doit être engagée, et il ne faut pas attendre que les politiciens fassent le boulot à notre place.
On plaide beaucoup en Europe pour la transition énergétique et la fin des énergies fossiles. Mais on oublie souvent que les énergies renouvelables nécessitent l’exploitation polluante des sols dans des pays lointains comme la Chine. Comment sortir de ce dilemme ?
Il faut abandonner les énergies fossiles. Mais vous avez raison, il y a une part de greenwashing dans les idées qui sont véhiculées. Les iPhone et les panneaux photovoltaïques nécessitent des métaux lourds dont l’exploitation est polluante. La rhétorique des énergies vertes est ainsi souvent l’occasion pour des entreprises de se refaire une image. British Petroleum a par exemple changé son logo en fleur il y a quelques années, et s’est renommé Beyond Petroleum. C’est évidemment de la com’. Cela révèle une question plus grande, dont le greenwashing fait partie : le capitalisme tentera toujours de faire de l’argent sur les crises, y compris sur l’extinction finale des espèces !
Il faut aussi se défaire de l’idée que si l’on conduit une voiture électrique, qu’on devient végétarien et qu’on recycle, tout va s’arranger. Comme si tout ce qu’on avait à faire, c’était de choisir un autre mode de vie. C’est l’opération de greenwashing la plus insidieuse, car elle nous rend moins puissants en nous faisant croire que tout ce qu’on peut faire, c’est changer nos habitudes de consommation. Or il faut un changement de système, et ce ne sera possible qu’en s’organisant, et en sortant du consumérisme.
Vous citez Marx, qui soutenait que le travail “n’est pas la source de toute la richesse : c’est la nature qui est la source des valeurs d’usage”. Peut-il nous être utile aujourd’hui pour allier mouvements écologistes et de défense des travailleurs ?
(En Français) Bien sûr ! (rires) Mais Marx était très sensible aux contextes historiques. Il ne saurait pas quoi faire dans notre situation. Mais il nous a légué des outils d’analyse qui ont seulement besoin d’être mis à jour. Le capitalisme est révolutionnaire : si on continue, il va transformer cette planète en un monde inhabitable pour la plupart des gens. Mais il y a des alternatives, et Marx nous aide à comprendre que le changement peut survenir grâce à des alliances entre la classe ouvrière – qui sera le fer de lance de la révolution – et les nouveaux mouvements sociaux.
Marx comptait sur la conscience de classe pour propulser le changement révolutionnaire. Pensez-vous qu’aujourd’hui il faudrait un type de conscience supérieur, celle de faire partie d’un tout ?
C’est vrai, mais c’est trop abstrait. Il y a en ce moment un sentiment d’urgence à retrouver une dignité dans la classe ouvrière. Cette urgence est d’autant plus forte qu’elle s’additionne aux effets du changement climatique, de la cheapisation du travail, de l’augmentation du coût de la vie, etc. C’est la raison pour laquelle les mouvements sociaux développent des thématiques intersectionnelles, où il y a une convergence entre les luttes de classes, antiracistes, féministes, de genre et écologistes. On a besoin de cette pensée globale. Mais il faut partir des circonstances matérielles réelles dans lesquelles les gens se trouvent. Plutôt que de parler de conscience de classe, demandons aux gens qui ils aiment. Ils répondront : ma famille, ma communauté, mes enfants, etc. A partir de là, vous entrez dans une politique qui ne parle pas que de votre lieu de travail, mais de votre écologie, de vos relations sociales, du monde dans lequel vous vivez. L’amour est un détonateur beaucoup plus puissant que l’idée abstraite de conscience de classe pour précipiter le changement. C’est ce que disait Che Guevara : “Un révolutionnaire doit être animé par de grands sentiments d’amour”. C’est une idée force qu’il faut avoir à l’esprit.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Jason W. Moore, Raj Patel, Comment notre monde est devenu cheap – Une histoire inquiète de l’humanité, éd. Flammarion, 336 p., 21 € (sorti le 5 septembre 2018)
{"type":"Banniere-Basse"}