Docteure en théorie politique et professeure de théologie politique à Sciences Po Paris, Anastasia Colosimo analyse l’affaire Mila, et le malaise qu’elle a suscité dans la classe politique.
Le 18 janvier, après avoir publié une vidéo sur Instagram dans laquelle elle s’en prend violemment à l’islam, une adolescente de 16 ans, Mila, a reçu une avalanche de menaces de mort. Elle est depuis déscolarisée, et ses propos font l’objet d’un débat public corrosif sur le droit de blasphémer, la liberté d’expression, le communautarisme… Alors que certains, comme Christine Angot, reprochent à la gauche de s’être tue sur ce sujet, la politologue Anastasia Colosimo, autrice du livre Les Bûchers de la liberté, décrypte la situation.
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Qu’est-ce qui vous frappe dans l’affaire Mila ?
Anastasia Colosimo – Ce qui me frappe le plus, ce sont les propos de Nicole Belloubet. Venant de la garde des sceaux, sa première intervention [“C’est une atteinte à la liberté de conscience”, ndlr] est non seulement fausse, mais aussi grave. Et sa deuxième intervention [elle a évoqué une “erreur de formulation”, ndlr] ne rattrape pas complètement l’erreur faite dans la première. Il était nécessaire que très rapidement les associations et la classe politique se rangent du côté de Mila, et qu’une clarification soit faite, au moins en droit. Or elle n’a pas été faite et c’est extrêmement gênant. Ce qui est aussi choquant, c’est le fait que le débat s’installe et que beaucoup d’acteurs importants restent soit silencieux, soit très en retrait. Par ailleurs, le fait que le débat capte de cette manière l’attention de tous les médias et de l’opinion publique montre bien qu’il y a un malaise très profond.
Affaire Mila : "Dans une démocratie, la menace de mort est inacceptable", Nicole Belloubet sur #Europe1 pic.twitter.com/XcKEC521aV
— Europe 1 (@Europe1) January 29, 2020
Qu’est-ce qui est problématique dans les propos de Nicole Belloubet ?
Ce qui est plus que problématique dans les propos de Nicole Belloubet, c’est qu’elle confond deux choses qu’elle ne peut pas confondre en tant que Garde des sceaux. Elle a dit que les propos de Mila constituaient “une atteinte à la liberté de conscience”. Or, la liberté de conscience n’a rien à voir avec ça. La liberté de conscience est la liberté de croire et de ne pas croire, et la liberté de pratiquer et de ne pas pratiquer. C’est une liberté qui est strictement garantie par l’Etat. Ce n’est pas une liberté définie entre citoyens. Si j’insulte votre religion, je ne vous empêche pas de la pratiquer : on tombe dans un autre registre, qui est celui de la liberté d’expression. Même si ces deux libertés sont très liées historiquement, elles sont très différentes. La liberté d’expression met en jeu les rapports entre les citoyens.
Mila a déclaré qu’elle détestait la religion musulmane, et a ajouté : “Votre religion, c’est de la merde. Votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir”. Est-ce qu’on entre dans la catégorie du blasphème ?
Parfaitement. C’est du blasphème à l’état pur.
>> A lire aussi : Christine Angot : “Mila est abandonnée de tout le monde”
Ça ne devrait donc pas faire l’objet de débat ?
Dans un pays où il y a une véritable protection de l’expression, ça ne devrait pas faire l’objet de débat. En France, aujourd’hui, la liberté d’expression, en raison d’un certain nombre de lois qui ont été édictées, est véritablement en péril, et particulièrement sur cette question. Mais par ailleurs, même en l’état actuel du droit et de la jurisprudence, Mila est parfaitement protégée. La jurisprudence à laquelle il faut se référer présente des faits très similaires : c’est le procès contre Michel Houellebecq en 2001, après ses propos dans le Magazine Lire : “L’islam est la religion la plus con du monde”. L’issue de ce procès est que Houellebecq a été acquitté. Donc même selon la jurisprudence en vigueur, Mila n’est pas fautive.
Pourquoi la classe politique a-t-elle paru si mal à l’aise avec cette affaire ?
S’il n’y avait pas de malaise aussi profond dans la société, tout se serait passé très différemment. D’un côté, on ne peut pas toujours agiter l’opinion et traiter les uns et les autres de lâches. Sur un fond de tensions intercommunautaires et interethniques très fortes en France, le sujet est compliqué et sensible. Nous venons de commémorer les cinq ans des attentats contre Charlie Hebdo, attentats qui restent un traumatisme profond pour notre société et qui montre bien les tensions quasi-insurmontables qui la traversent. D’un autre côté, la difficulté du sujet ne peut en aucun cas justifier l’indifférence, les atermoiements ou le silence. Il faut effectivement être courageux, arrêter d’essayer de ménager la chèvre et le chou, tout en trouvant les mots justes. Vue la situation en France aujourd’hui, il est absolument nécessaire d’avoir des positions fermes. Il faut tenir un discours de vérité qui, effectivement, n’est pas un discours de réconciliation.
L’affaire Mila est-elle intimement liée au passé récent de la France, aux attentats contre Charlie Hebdo ?
Evidemment. Ce que fait Mila, c’est du Charlie Hebdo. Ce qui choque, et ce qui est un peu traumatisant, même inconsciemment, c’est qu’on a vécu un phénomène similaire il y a cinq ans. Au moment des attentats contre Charlie Hebdo, on a entendu des voix qui relativisaient – “oui, c’est terrible, MAIS”. Ce MAIS a été quelque chose de foudroyant pour l’opinion et pour la République française. Si on n’est pas intransigeant là-dessus, on s’assoit sur nos valeurs. De la même manière dans l’affaire Mila, il ne s’agit pas de dire que ce qu’a dit Mila est formidable, mais de dire qu’il n’y a aucune raison que cette jeune fille soit menacée de mort pour ces propos. C’est inacceptable. Ce n’est pas une adhésion au discours. C’est une manière d’affirmer quelles sont nos valeurs. Et nos valeurs, c’est qu’aucune parole, aucun dessin ne mérite ni la mort, ni la menace de mort.
Vous disiez tout à l’heure que la liberté d’expression en France était menacée en raison de certaines lois. Lesquelles ? Que vouliez-vous dire ?
La France est l’un des premiers pays en Europe à abolir le délit de blasphème en 1881, dans la loi sur la liberté de la presse. Cette loi tout à fait novatrice a été affaiblie par une modification critique en 1972 : la loi Pleven. La loi Pleven permet de condamner une personne ou un groupe de personnes pour diffamation, provocation à la haine, à la discrimination, ou à la violence en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une race, une nation, et une religion. Cette loi est votée à l’unanimité, car tout le monde était dans l’inquiétude légitime des propos racistes et antisémites. L’intention était excellente. Mais le double péché de cette loi, c’est d’une part l’introduction du terme “religion”, qui est très ambigu, surtout en France où il est mis de côté, et l’introduction de la notion de “groupe”. Depuis toujours on protège les individus. Le groupe, c’est beaucoup plus critique, ça n’a pas de visage. De plus, en France la Révolution a fondé une République anti-communautaire au sens strict. Donner le pouvoir aux associations de porter plainte au nom de ces groupes, c’est donc communautariser de façon très sauvage la société.
On l’a constaté au moment du procès contre Charlie Hebdo en 2007. Les associations musulmanes ont donné l’impression que tous les musulmans portaient plainte contre Charlie Hebdo, or c’est insensé. Certains devaient être indifférents, d’autres peut-être ont rigolé, d’autres encore, et pas forcément musulmans ont été choqués par les caricatures… Cette loi va donc à l’encontre de l’anthropologie qui sous-tend le pacte républicain, et créé une forme de tribalisation dans une société qui a tout fait pour ne pas être tribale, et pour casser ce repli communautaire. C’est regrettable. Cette loi réintroduit une forme de blasphème sécularisé. On ne dit plus “blasphème”, mais pour Mila on va dire : c’est une “provocation à la haine d’un groupe en raison d’une appartenance religieuse”. Alors qu’au fond, c’est un blasphème, c’est-à-dire un crime sans victime. Cette confusion est très dangereuse, car c’est une traduction, en termes démocratiques, d’un concept qui n’a pas sa place en démocratie.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Les bûchers de la liberté, éd. Stock, 232 p., 18.50 €
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