Les éditions Agone rééditent “Quand la gauche essayait”, de Serge Halimi (directeur du “Monde diplomatique”), paru pour la première fois en 1993. Épuisée depuis plus de dix ans, cette étude comparative sur les réalisations et les échecs de la gauche française nous paraît plus utile que jamais à l’usage de ceux qui veulent encore transformer le monde. Nous en publions les bonnes feuilles, avec l’aimable autorisation des éditions Agone.
La gauche a exercé le pouvoir quatre fois au cours du XXe siècle. Une année en 1924, guère plus en 1936, moins de trois ans à la Libération, quelques allers retours après 1981, au fil desquels les catégories politiques se sont brouillées, sans doute pour longtemps. Même si la tendance est à la hausse, ces passages ont représenté à peine deux décennies de pouvoir en soixante-dix ans d’histoire, petits cailloux d’“expériences” de gauche éparpillés sur une route construite et balisée par la droite. Dans un pays où le score électoral du “parti du mouvement” n’est pas souvent descendu au-dessous de 45 %, on est en droit de s’interroger sur les raisons du mariage difficile entre la gauche et le pouvoir. Pourquoi fut-il si rare ? Pourquoi fut-il si bref ? Pourquoi fut-il si décevant ? Comment la gauche, qui mobilisait si bien, parvint-elle à gouverner si peu, et à décevoir si vite ? Dans le contexte actuel, les réponses vont au-delà d’un rappel historique ou d’un règlement de compte. Elles permettent de comprendre le remaillage de la politique française très loin de ses pesanteurs traditionnelles, l’identification d’une gauche gouvernante aux intérêts des classes moyennes supérieures et du nouveau capitalisme.
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Mais au vu des expériences souvent contraires des pays environnants, on peut aussi se demander pourquoi la France a mis si longtemps à se fondre dans le moule d’une politique professionnalisée, déshumanisée, abandonnée aux élites. Ce résultat ne fut vraiment atteint que récemment. Jusqu’à l’élection de François Mitterrand, les socialistes et les communistes pouvaient encore incorporer leurs références révolutionnaires dans le corpus de leurs programmes politiques. Des gouvernements de gauche avaient assurément précédé celui de 1981, ils avaient déçu, mais chaque fois leurs environnements institutionnel, économique et politique les rendirent impropres à tout jugement définitif ; l’échec pouvait être imputé à des circonstances exceptionnelles : expériences trop brèves pour être concluantes, guerre qui menace (1936), ou dont on doit apurer l’héritage (1924, 1944). En 1981, en revanche, la gauche dirigea un pays moderne dans un contexte “ordinaire”. L’appréciation de sa performance allait donc permettre de déterminer dans quelle mesure l’ancienne culture politique serait confortée ou consumée. Et puisque cette culture, ce radicalisme avait contribué à la polarisation politique française, une embardée idéologique de sa part ne pourrait manquer de provoquer de sérieux remous.
“La Révolution paraît avoir été expulsée de la politique française avec la rudesse qu’on réserve à un squatter qui a épuisé son seuil de tolérance”
De sérieux remous. Et quelques regrets aussi. Est-il désormais incongru de rappeler le rôle bénéfique joué par les passions politiques et leur confrontation ? Elles ont transformé des spectateurs cyniques en acteurs de leur propre épopée, et ont ainsi contribué à cet essor de la participation civique qui constitue souvent la garantie d’une bonne vie démocratique. Même Tocqueville, qui ne goûtait pas vraiment l’arrivée de la plèbe et des gueux sur la scène politique, a décrit les émotions suscitées par la Révolution de 1789 comme “une croyance admirable qui nous manque, […] une sorte de religion nouvelle qui, produisant quelques-uns des grands effets qu’on a vu les religions produire, arrachait les Français à l’égoïsme individuel, les poussait jusqu’à l’héroïsme et au dévouement, et les rendait souvent comme insensibles à tous ces petits biens qui nous possèdent”*.
Une telle transfiguration politique ne peut pas se comprendre indépendamment des combats qui l’ont enfantée. Un débat technocratique opposant entre elles deux visions modérées du monde provoque rarement le degré de mobilisation et l’ardeur des loyautés qui se sont retrouvés à travers l’histoire de France. Le désarroi actuel, la désaffection politique doivent beaucoup au fait que, plus de deux siècles après 1789, la Révolution paraît avoir été expulsée de la politique française avec la rudesse qu’on réserve à un squatter qui a épuisé son seuil de tolérance. […]
Le rocher de Sisyphe
Tel le Sisyphe de Camus, la gauche française a longtemps été condamnée au “supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever”. Vint un moment où elle en eut assez de sa lutte vers les sommets, de son rocher qui roule et de sa nuit sans fin. Redescendue dans la plaine, elle s’y est installée pour de bon.
Une caractéristique commune rattache les quatre cas évoqués ici. Chacun pourrait être décrit comme un bref bain de soleil suivi d’une longue souffrance, le tout aboutissant au retour de la droite. C’est sans doute de là que vient le terme d’“expérience” dont on a longtemps affublé les gouvernements de gauche. Un peu comme s’il s’était agi avec eux d’une récréation entre deux classes, utile quand elle permettait de se dérouiller les jambes, mais peu susceptible de constituer une activité durable, et dès lors nécessairement interrompue par le sifflet d’un maître de droite sous l’autorité duquel le labeur reprendrait. On raconte ses vacances et ses voyages plus volontiers que le reste, empreint de subordination. C’est aussi pour cela que jusqu’en 1981 chacun des passages de la gauche au pouvoir a évoqué des souvenirs durables et passionnés.
De manière un peu romantique, plus court fut le passage, plus brillant son souvenir, que les compromis n’avaient pas eu le temps d’altérer. Dans le panthéon de la gauche française, le héros dont communistes et socialistes se sont longtemps disputé les dépouilles est un homme, Jean Jaurès, qui ne gouverna jamais. Et François Mitterrand, encombré du poids d’une présidence interminable pendant laquelle il épuisa la plupart des espoirs qu’il avait chevauchés, n’a pas suscité autant de commémorations émues que les gouvernements précaires de Léon Blum et de Pierre Mendès France.
Doit-on transformer au plus profond ou parer au plus pressé ? Dans le premier cas, comme le pouvoir est rare et court, il doit laisser sa marque aussitôt, faute de quoi l’occasion historique sera dilapidée. Compte tenu de la taille des obstacles qui se présentent, la priorité logique est d’agir vite, avant que des tensions internes ne menacent la coalition et que l’opposition, un temps désarçonnée, ne se regroupe. Par ailleurs, comme elle l’emporte après une succession de défaites, la gauche n’a que l’embarras du choix quant aux réformes à entreprendre. Toute prudence serait alors perçue comme l’abandon virtuel d’une partie d’entre elles. Ainsi que l’expliquera Marceau Pivert en 1936, il faut être “audacieux” pour saisir la chance de cette “heure qui ne reviendra pas de sitôt au cadran de l’histoire”.
La tentation inverse consiste à éviter un changement brutal, de peur qu’il ne mette en cause une victoire fragile et un équilibre précaire. Cette approche du “ne rien faire qui pourrait tout faire perdre” dévoile la reconnaissance tacite du fait que le gouvernement du pays serait la propriété des conservateurs. La gauche victorieuse, hasard merveilleux de l’histoire, doit par conséquent se comporter comme une invitée au pouvoir, soucieuse de déranger le moins possible ce qui bientôt devra être restitué à ses propriétaires légitimes. Il ne serait d’ailleurs pas très sage pour un pilote sans expérience de s’engager, vitesse au plancher, sur un chemin de traverse. Tout au plus la gauche peut-elle espérer améliorer au pouvoir ce que Pierre Mauroy appellera dès novembre 1982 son “record de longévité” précédent. Quand “la gauche au pouvoir” devient “les socialistes dans les ministères”, réussir, c’est durer.
Qu’elle choisisse d’agir trop vite ou de ne rien bouleverser, la gauche française intériorise un manque de confiance en sa capacité de gouverner. Dans le premier cas, elle provoque un éblouissement et laisse ensuite à d’autres le soin d’en administrer les conséquences. Dans le second, elle agit à la manière du fondé de pouvoir des conservateurs, gardienne de leur argenterie pendant leur courte absence. Peut-être nettoiera-t-elle même la demeure des châtelains négligents : elle fera alors “le sale boulot de la droite” et en attendra quelque reconnaissance. Lorsque la gauche adopta successivement les deux approches, elle en additionna les inconvénients : sa précipitation effraya les uns, sa temporisation impatienta les autres. […]
“Qu’elle choisisse d’agir trop vite ou de ne rien bouleverser, la gauche française intériorise un manque de confiance en sa capacité de gouverner”
Ouvriers et intellectuels
Dans sa quête du pouvoir et dans ses efforts pour transformer la société, la gauche française a cependant disposé d’alliés de taille : le prolétariat et les couches intellectuelles. Ils auraient pu l’aider à surmonter les difficultés ; parfois ils s’y employèrent. Pourquoi alors ce soutien ne suffit-il presque jamais ?
Face à une droite dont les racines sociales ont longtemps plongé dans le monde paysan et dans celui des travailleurs indépendants, la gauche, pour l’essentiel, a tiré sa puissance d’une coalition entre les ouvriers de l’industrie et les salariés intellectuels. Mais dans celle-ci, les ouvriers ne jouèrent pas souvent le premier rôle. Sociologiquement, les travailleurs de l’industrie ont un temps constitué la majorité des actifs au Royaume-Uni, mais jamais en France. Le discours traditionnel de la gauche, à forte connotation ouvriériste, s’est par conséquent trouvé décalé par rapport à une réalité qui campait les ouvriers dans le rôle de minorité permanente.
Des facteurs purement politiques ont également empêché la classe ouvrière française d’occuper une place comparable à celle de ses homologues étrangers. Après 1914 et l’effondrement de l’anarcho-syndicalisme, aucune idéologie nouvelle n’est née du monde ouvrier, et les syndicats se sont transformés en courroies de transmission des partis dont ils étaient les plus proches. En somme, et différente en cela des cas britannique ou allemand, la gauche française a été relativement peu influencée par un groupe social dont elle n’a pourtant presque jamais cessé de se réclamer. L’exemple le plus flagrant fut celui du parti socialiste, sociologiquement et culturellement étranger à la classe ouvrière au sens strict. Compte tenu du rôle moteur que celui-ci a joué dans chacun des gouvernements de gauche, une telle absence de familiarité a tiré à conséquence chaque fois qu’a éclaté la contradiction entre un discours ouvriériste et une sociologie de classe moyenne. Quand les gouvernants ont été contraints de choisir entre la politique sociale égalitaire qu’espéraient les catégories populaires et la stratégie financière censitaire qui avait les préférences de bon nombre de cadres, cette dernière, déjà encouragée par les partenaires commerciaux de la France et par le monde des affaires, l’emporta assez facilement.
“La gauche française a été relativement peu influencée par un groupe social dont elle n’a pourtant presque jamais cessé de se réclamer”
En partie à cause de la faiblesse organique du monde du travail, les intellectuels ont joué un rôle important dans le débat politique, orientant les stratégies et les discours de la gauche. Pendant les premières années de la IIIe République, par exemple, les républicains auraient eu beaucoup de mal à contenir la résurgence monarchique et cléricale sans le soutien de leurs “hussards noirs” laïques, les instituteurs. Jusque dans les villages les plus reculés, ceux-ci tinrent tête à une autre armée formidable, mais au service de la réaction, composée de milliers de prêtres de paroisse. Les choses ont changé ensuite, mais quand, en juin 1981, une “vague rose” déposa deux cent quatre-vingt-cinq députés socialistes sur les travées de l’Assemblée nationale, cent trente-huit d’entre eux étaient des enseignants – et six seulement des ouvriers.
La spécificité de 1981 allait pourtant se faire sentir, cruellement. Une fois parvenue au pouvoir, la nouvelle coalition se retrouva abandonnée par nombre de ses alliés intellectuels qui, dans un revirement idéologique déjà perceptible avant la victoire, pourfendirent les idées radicales dont ils avaient été les propagandistes une décennie plus tôt. Ayant fait leur révolution culturelle à l’envers, certains de ces anciens rebelles de mai 1968 se retrouvèrent bateleurs d’antenne au service d’une vision patronale de la société industrielle. La gauche contrôlait enfin l’État pour de bon ? On lui imputa des tentations totalitaires ; et Voltaire invita Gavroche à cesser de dépaver les rues dans l’espoir insensé de changer le monde. Comme si cela ne suffisait pas, la victoire de 1981 coïncida avec le déclin accéléré d’organisations syndicales déjà malingres sur lesquelles allaient pleuvoir toutes sortes de sarcasmes : “corporatisme”, “intérêts catégoriels”, “toujours plus”. Des deux alliés présumés de la gauche, l’un apparaissait ainsi tenté par le silence ou la désertion, l’autre, au bord de la décomposition. Sitôt les premières difficultés nées de la mise en œuvre d’un programme progressiste, le changement de cap devint une tentation presque irrésistible.
Trahison des hommes ou résistance des choses
L’ensemble de ce qui précède permet peut-être de relativiser certaines des critiques opposées aux dirigeants de gauche, celles qui imputent leurs échecs passés au compte de leur propension récidiviste à trahir les espoirs qu’ils ont alimentés. S’il y a quelque chose de réel dans l’analogie entre la gauche française et un héros stendhalien qui apprend de ses tribulations et de ses erreurs, qui navigue entre romantisme et amertume, c’est aussi à condition que l’analogie intègre les circonstances de la mutation.
“Au bout de notre route, le ‘réalisme’ s’est installé et a vidé le débat politique de sa ferveur”
Trahison des hommes ou résistance des choses, il y eut presque toujours une contradiction de fond entre la stratégie de conquête du pouvoir et l’élaboration de plans pratiques destinés à son exercice dans un environnement peu hospitalier, entre la fin et les moyens, le désirable et le possible, les appétits de rupture et les urgences de la gestion. Pour autant, nous le verrons dans les chapitres qui suivent, rien de cela ne revient à dire que l’ensemble particulier de circonstances auxquelles la gauche dut faire face débouchait sur un seul type de réponse – celui-là même qui nous aurait conduits où nous nous trouvons aujourd’hui.
Au bout de notre route, le “réalisme” s’est installé et a vidé le débat politique de sa ferveur. Ayant renoncé à penser comme ils espèrent, des millions de Français se sont résignés à l’alternance d’une droite “civilisée” et d’une gauche “moderne”. Ce n’est pas le meilleur des mondes. Mais un dirigeant socialiste expliqua en 1985 : “Nous avons fait rêver, nous avons déçu. À présent, nous avons grandi et perdu notre goût du rêve.”
S’il dit juste, si, sous couvert de lucidité, le fatalisme et le conservatisme s’installent dans notre siècle, nous regretterons bientôt ne plus jamais entendre ce qu’exprima un militant de gauche espagnol lorsque, débris d’une armée républicaine en déroute, il s’exila du côté français des Pyrénées : “Nous avons perdu toutes les batailles, mais c’est nous qui avions les plus belles chansons.”**
* Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Robert Laffont-« Bouquins », 1986, p. 1046.
** Cité par R. W. Johnson, The Long March of the French Left, Mac-Millan Press, 1981, p. 23
Quand la gauche essayait – Les leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981), de Serge Halimi, éd. Agone, 680p., 15€
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