L’utilisation par le ministre de l’Intérieur d’une citation fameuse du sociologue allemand Max Weber est incorrecte. Voici pourquoi.
Le name dropping a eu raison de Gérald Darmanin. Ce 28 juillet, à la commission des lois de l’Assemblée nationale, le ministre de l’Intérieur a cru avisé de citer le sociologue Max Weber pour justifier la “violence légitime” de la police. “Quand j’entends le mot ‘violences policières’, moi personnellement, je m’étouffe. La police exerce une violence, certes, mais une violence légitime. C’est vieux comme Max Weber !”, a-t-il déclaré avec aplomb. Mais, en sus d’avoir déclenché une polémique en utilisant une expression très malvenue (“je m’étouffe”), le ministre a fait un contresens important, comme l’ont fait remarquer plusieurs personnes sur Twitter, dont la maîtresse de conférences en stylistique et langue française Laélia Véron :
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Contresens récurrent sur Weber : lorsqu'il déclare que l'Etat a le monopole de la violence légitime, c'est descriptif et non prescriptif. Il constate que l'étatisation des sociétés va avec le monopole croissant, par l'Etat, de la violence considérée comme légitime. https://t.co/XbQO7oEzrR
— Laélia Véron (@Laelia_Ve) July 28, 2020
Joint par Les Inrockuptibles, le sociologue Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS spécialiste de la sécurité, confirme qu’il y a un problème de sens : “Il n’y a pas une ligne, dans aucun des ouvrages de Max Weber, qui concerne la police. On peut dire que c’est un léger contresens !”
“Il faut que la violence soit reconnue comme légitime”
En effet, la citation exacte de Max Weber est : “L’Etat est cette communauté humaine, qui à l’intérieur d’un territoire déterminé (…) revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime.” On la trouve dans les premières pages de sa conférence de 1919 sur “La Politique comme vocation et comme profession” – une des deux conférences réunies et traduites en français en 1959 sous le titre Le Savant et le Politique. Cette phrase – passée à la postérité et considérée comme le bagage culturel minimal pour tout étudiant en sociologie ou en science politique – ne définit donc pas la police, mais l’Etat. Or “ce n’est pas l’Etat comme forme sociale qui est contesté aujourd’hui, mais l’usage de la force”, remarque Sébastian Roché.
De plus, “Gérald Darmanin fait un contresens, car c’est une définition qui a vocation à être descriptive, et pas normative”, explique le docteur en philosophie Guillaume Fondu, qui publiera en octobre un livre sur l’œuvre de Max Weber (Découvrir Weber, aux éditions Sociales). Interrogé par Les Inrockuptibles, il développe : “Darmanin considère que l’Etat, c’est la police, donc que sa violence est légitime. Alors que chez Weber c’est l’inverse : il constate que, quand il y a monopole de la violence physique légitime, il y a Etat. Pour cela, il faut que la violence soit reconnue comme légitime. Cela permet d’opposer la violence policière d’un Etat normal à la violence des mafias, par exemple.”
>> A lire aussi : Violences policières : “Un palier a été franchi dans l’usage de la force par la police”
>> A lire aussi : Comment réformer la police pour éradiquer les violences policières
“Des sources d’autorité légitime potentiellement rivales”
En effet, le ministre de l’Intérieur semble croire que c’est la nature policière, et donc étatique, de la violence, qui la rend légitime par essence. Or, il y a un angle mort dans son raisonnement, car il faut que cette légitimité soit reconnue. Et cette légitimité doit être reconnue non pas par l’IGPN (ouf !), mais “par celles et ceux sur lesquel·les cette violence s’exerce, c’est-à-dire les habitants de ce territoire déterminé”, précise Guillaume Fondu. Il ne faut donc pas négliger l’importance du verbe “revendiquer” dans la phrase de Max Weber. Car cette revendication n’est pas forcément acquise : “C’est pourquoi l’Etat est défini par Weber comme un processus : il doit toujours lutter contre des sources d’autorité légitime potentiellement rivales.”
Dans son livre, Max Weber distingue trois sources de légitimation : l’autorité traditionnelle (des sociétés patriarcales par exemple), l’autorité charismatique (lorsqu’on reconnaît des propriétés spécifiques à un individu), et l’autorité légale-rationnelle (quand une population obéit à un pouvoir car il édicte des règles générales qui valent pour tout le monde). Si Gérald Darmanin doit aujourd’hui, comme ses prédécesseurs, s’exprimer sur les violences policières – régulièrement dénoncées, en particulier depuis le mouvement des Gilets jaunes -, il devrait donc peut-être s’interroger sur la légitimité de son autorité.
Max Weber n’a jamais parlé de violence légitime pour caractériser l’action violente de la police et n’a même jamais traité du tout de la police. Il traitait du processus de construction de l’Etat en Europe.Un peu de lecture ne saurait nuire plutôt que de répéter approximativement https://t.co/Lmp52332Kw
— sebastian roché (@sebastianjroche) July 28, 2020
Crises de légitimité
“Les crises de légitimité des Etats se manifestent précisément quand la croyance en cette autorité légale-rationnelle vacille, car il peut y avoir un déficit d’universalité des pratiques étatiques”, note Guillaume Fondu. Alors que les flash-balls et autres lanceurs de balles caoutchouc ont causé l’éborgnement de plus d‘une cinquantaine de personnes depuis le début des années 2000, qu’on dénombre plusieurs décès dans des contextes d’interpellations policières et que les sanctions sont rares, dans un contexte où chaque citoyen·ne est armé·e d’une caméra individuelle (son smartphone), les excès de violence des autorités publiques ne passent donc plus. “C’est ce qu’on observe aujourd’hui : on a l’impression que les pratiques de maintien de l’ordre ne sont pas tout à fait légales, ni rationnelles, car la loi n’est pas la même pour tout le monde”, conclut Guillaume Fondu.
>> A lire aussi : “Les journalistes sont une cible spéciale, car ils visibilisent la violence policière”
C’est d’ailleurs tout l’objet du film de David Dufresne, Voilà un pays qui se tient sage, qui sort le 30 septembre :
allo @Interieur_Gouv – c'est pour un contre-sens
Rendez-vous le 30 septembre, avec le film #UnPaysQuiSeTientSage où il sera beaucoup question de tout ceci. Max Weber, légitimité, monopole, #ViolencesPolicieres
cc @PoliceNationale @prefpolice (ex-) @Place_Beauvau @GDarmanin https://t.co/J0GLNJer70 pic.twitter.com/mkc5IxRXP0
— David Dufresne (@davduf) July 28, 2020
Le système moral qui, jusqu’à présent, tolérait des formes militarisées de police, peut donc changer à tout moment, comme l’explique Sébastian Roché : “La légalité est acquise : en France, l’Etat a équipé les agents pour tirer au LBD sur les citoyen·nes. Mais la légitimité, c’est autre chose : c’est un processus qui ne s’arrête jamais, et un système moral qui peut changer. La sensibilité du public reconnait-elle à la police le droit de faire ça ? A un moment donné, on peut dire que c’est moralement inacceptable, et la légalité peut en être transformée. C’est tout l’intérêt de la période actuelle.” Pour faire bien en société – et justifier l’action de la police -, citer (mal) Max Weber ne suffit donc pas, tant s’en faut.
>> A lire aussi : 2019 vue par le journaliste David Dufresne : “Les prémices d’un Etat policier ?”
{"type":"Banniere-Basse"}