Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’université Rennes 2, publie Le vertige de l’émeute (éd. Puf). Une étude atypique de la violence émeutière vécue de l’intérieur, qui en dégage la dimension sensible.
A chaque nouvel épisode de « casse » un tant soit peu conséquente en manifestation (coucou le Fouquet’s), les mêmes questions surgissent sur les plateaux de télévision. En substance, cela donne, à propos des émeutiers : Qui sont-ils ? Quels sont leurs réseaux ? Que veulent-ils ? Et, grosso modo (même s’il y a des exceptions), les mêmes « experts », souvent criminologues, glosent sur ces fameux « black blocs » avides de violence (forcément apolitique) – ce qui fait bien sourire les premiers concernés, car le « black bloc » est pour eux une tactique d’organisation du désordre, et pas un groupe formel d’individus.
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Il était donc temps qu’un chercheur fasse un pas de côté pour mieux comprendre la logique interne de ces accès répétés de fièvre insurrectionnelle. C’est ce que fait Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à Rennes 2, dans un essai à marquer d’une pierre blanche (ou d’un pavé si vous voulez), Le vertige de l’émeute – titre délicieusement bashunguien.
Une “sociologie de la chair”
Plutôt que de rester du côté policier de la barricade, ce jeune chercheur auteur de plusieurs études sur les guérillas et les émeutes urbaines, a passé de nombreux samedis au cœur du cortège de tête (dans les manifestations contre la loi Travail en 2016, ou des Gilets jaunes depuis novembre 2018 en particulier).
L’objectif : saisir ce qui meut l’émeutier à l’instant où la violence se précipite, et qu’elle devient un objet chimiquement pur. Depuis 2013, il se mêle donc à ces petits groupes (quelques centaines de personnes suffisent la plupart du temps) habillés en noir, masqués, équipés de blousons renforcés parfois, et de masques à gaz, à Rennes, Paris, Nantes et Notre-Dame-des-Landes. A chaud, il retranscrit dans son journal toutes ses observations, en tentant de se focaliser sur l’aspect charnel de cette expérience.
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De cette immersion directe dans une cinquantaine d’émeutes, il tire des enseignements nouveaux, qui complètent la littérature déjà existante en sciences sociales sur le sujet (Alain Bertho, Isabelle Sommier, Francis Dupuis-Déri, François Cusset…). Le parti pris est audacieux, et fait de cet essai un objet à part : “La méthode adoptée ici confesse qu’il n’est pas question de produire une « vraie » connaissance sociologique ou historique sur l’émeute. Il s’agit plutôt de faire sentir son climat, sa tonalité affective, son atmosphère, et de s’étonner à son propos”, prévient-il dans l’avant-propos.
Alternant analyses, extraits de son journal, et un corpus hétéroclite de penseurs qui se sont intéressés de près ou de loin à la violence politique (Guy Debord, Alain Badiou, Judith Butler, George Bataille, Tristan Garcia, Roger Caillois…), il s’attache à produire ce qu’il appelle une “sociologie de la chair”.
“On ignore les propriétés subjectives de l’acte émeutier. On voudrait fixer ici un autre regard sur la violence émeutière et approcher ce qui anime les individus, en cherchant à savoir pourquoi ils éprouvent une certaine joie et une ivresse dans l’émeute”, résume-t-il.
La violence émeutière, une violence domestiquée
Ce qui l’intéresse, ce ne sont donc pas les techniques, les préparatifs, ou le conditionnement social des émeutiers. Il laisse ça à la police – “Il m’importe peu de sociologiser les émeutiers dans l’avant et l’après de l’événement, comme un rapport de police demanderait. D’abord, parce que le travail de sociologue n’a pas à être celui de la police, mais aussi parce que, dans l’instant de la violence, les déterminations sociologiques sont en parties suspendues.”
Ce qui l’intéresse, c’est ce qu’ils éprouvent dans leur corps, ce qui anime leurs visages, les fait sauter, crier, courir et s’affronter, de manière aussi maladroite ou dérisoire que ce soit, à la police. Car c’est l’un des enseignements de son livre : la violence émeutière, contrairement aux apparences, est “domestiquée” : “Elle n’est jamais vécue comme un relâchement ou un pur défoulement incontrôlé”. Mais plutôt comme un moment où la vie s’intensifie, où les émeutiers imposent leur rythme au pouvoir, le font vaciller – sans illusions sur son potentiel renversement -, et l’obligent à montrer sa violence naturelle.
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Quelque part, le Comité invisible lui-même ne disait pas autre chose dans Maintenant – livre sorti en 2017, et qui analysait a posteriori le “débordement” des manifestations contre la loi Travail par le cortège de tête – en parlant d’“intensification considérable de la vie” et “d’approfondissement des perceptions”.
L’émeute “veut mettre en pratique l’intensité du sentiment politique et ceci passe par le corps en mouvement, qui s’oppose aux corps résignés, lents et comme habitués des marches funéraires que sont les manifestations de rue traditionnelles”, note Romain Huët.
En définitive, elle vise à tuer l’ennui. C’est la raison pour laquelle ses acteurs lui donnent la forme d’un spectacle idéalisé, avec ses chants, ses couleurs, ses odeurs qui accablent le caractère terne, morne et insipide des expériences ordinaires. “Regardez. Admirez-vous. Nous arborons des plumes d’un noir vénéneux. Des griffes et des crocs luisants. […] Nous sommes les passants des rues, les mal-allants. Nous faisons pression en cortège, incontrôlés, déterminés. Nous sommes la Marge de la manifestation”, lisait-on ainsi sur un dazibao à la tonalité politique romantique, lancé dans le cortège de tête en septembre 2016.
Le cortège de tête distribue des petits poèmes #manif15sept pic.twitter.com/byPgLT7n2p
— Mathieu Dejean (@Mathieu2jean) September 15, 2016
Un “tourbillon d’affects”
L’ayant vécu dans sa chair, ayant partagé ses frissons, ayant senti les corps se serrer et les tirs de LBD l’effleurer, Romain Huët définit l’émeute comme un “tourbillon d’affects” éminemment politique. Paraphrasant presque, en substance, Raoul Vaneighem, auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), qui a plus tard pris ses distances avec les “casseurs”, il écrit : “L’émeute est vécue comme une résurrection par le sujet sensible dont la fonction essentielle est de compenser l’habitude d’une vie dépourvue de sensations et de liberté d’agir”. Peu importe, donc, que sur le terrain de l’affrontement concret, elle soit “une défaite toujours reconduite”.
Le vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes, de Romain Huët, éd. Puf, 176 p., 14€
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