Dans son nouveau brillant essai « Nous ne sommes plus seuls au monde », le chercheur en relations internationales Bertrand Badie déconstruit le cadre d’une diplomatie occidentale figée dans ses vieux réflexes. Et invite à réinventer une diplomatie plus ouverte et enfin lucide devant la nature des nouveaux conflits planétaires.
L’ordre international a toutes les apparences d’un chaos dont le jeu diplomatique peine à maîtriser les dérives et les impasses. A ce constat largement partagé, dont les spécialistes en relations internationales relativisent la portée en convoquant les souvenirs d’un monde passé, instable depuis longtemps, y compris à l’époque de la guerre froide, s’ajoute un autre diagnostic décisif : l’incurie des responsables politiques et diplomatiques eux-mêmes, dépassés par un monde qu’ils ne comprennent plus, à défaut de le sécuriser. C’est ce constat que dresse l’un des plus grands chercheurs français en relations internationales, Bertrand Badie, dans son nouvel essai, Nous ne sommes plus seuls au monde.
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« Nous nous identifiions encore à un ordre périmé »
« Un quart de siècle est passé depuis la chute du Mur de Berlin et nous nous identifions encore à un ordre périmé », souligne-t-il, affligé par la cécité et le défaut d’analyse généralisés des enjeux du monde actuel. Face à cet effondrement de la capacité de lecture du monde, lié en partie au déclin de l’intelligentsia progressiste, Badie propose ici un « autre regard sur l’ordre international » : un regard qui a la vertu d’associer au pragmatisme de l’analyse étayée le souffle d’une espérance politique fondée sur l’ouverture à l’autre, mais aussi sur la nécessité d’échapper à ses certitudes. Ce qui compte aujourd’hui, notamment pour la diplomatie française de plus en plus conservatrice, c’est « sortir de soi », « construire l’altérité », « vivre avec des flux de populations, d’idées, de croyances qui ne nous sont pas familières, tenir compte de l’apport de l’autre », « savoir même en faire une part de notre héritage commun »…
Depuis son premier livre important, Les deux Etats, publié dès 1987, le politologue n’a cessé de construire une œuvre lucide sur les désordres de la scène internationale pour aboutir à ce diagnostic qu’il aimerait aujourd’hui partager avec ceux qui dirigent la planète : au lieu de faire comme si nous étions seuls au monde, il est urgent de réinventer une nouvelle manière d’exercer la diplomatie. Moins pour en saboter les principes fondateurs que pour en réactiver la puissance d’imagination et d’écoute. Il faut remettre la diplomatie « sur les rails » : « en parlant à tous, en la comprenant non plus comme un instrument de punition, d’autopromotion ou de déclamation, mais de gestion de crise ». La diplomatie est là, rappelle Badie, « pour faire vivre la négociation qu’on voit s’atrophier au fil du temps et dont on s’est même étonné de la voir renaître à la faveur de l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien ».
Pour une stratégie politique renouvelée
Or, si le monde a radicalement changé, la réaction commune est celle du « déni ». Certains sont encore nostalgiques de la guerre froide, d’autres en appellent au sursaut du leadership américain, tandis que nombreux sont ceux qui se cramponnent désespérément à l’idée d’un Occident censé incarner la noblesse du monde. Bref, tout le monde se trompe. Certes, « occulter le réel est une manière commode de gérer ses peurs et ses incertitudes ». Mais ce répit a un coût. « Le manque d’inventivité, la cécité appliquée et méthodique, ce peu d’intérêt pour le global et ce goût appuyé pour la reproduction du passé ne cessent d’aggraver les problèmes ». Ils sont en l’occurrence multiples : prolifération de la violence internationale qui se fragmente et se contrôle de moins en moins (Daech, terrorisme mondialisé…), inégalités économiques qui se creusent, enjeux sociaux et écologiques colossaux, Etats qui s’effondrent et biens communs qui dépérissent… Dressant la liste noire des failles du monde contemporain, Bertrand Badie invite à en prendre la mesure et propose d’ajuster face à ces périls une stratégie politique renouvelée, à la fois dans ses intentions et ses modes opératoires.
Une politique d’altérité
Pour le chercheur, il importe en tout premier lieu de faire un inventaire de nos catégories consacrées. « Territoire, frontière, souveraineté, sécurité nationale… « : ces notions qui datent de quelques siècles ont perdu leur sens initial. Un réexamen général des transformations du jeu mondial s’impose tout autant. L’essor des technologies de l’information et de la communication, intervenue dès les années 80, a joué un rôle décisif dans cette transformation de l’espace mondial. La révolution de la communication a mis à bas tous les paramètres sur lesquels s’était construit le vieux système westphalien : « elle a bousculé l’effet de distance qui se trouve au centre même du jeu international ». Désormais, le jeu mondial se caractérise plus par la prédominance de « l’intersocialité » que par la centralité de « l’internationalité ». L’émergence du social et de ces acteurs non étatiques dans l’arène mondiale a été « un véritable choc pour l’étude des relations internationales », souligne Badie. L’humiliation, la frustration et la colère sont devenues des passions sociales incontournables de la vie internationale. Celle-ci « évolue désormais beaucoup plus au rythme de la colère des sociétés qu’à celui de la diplomatie des monstres froids étatiques ».
A partir ce cet examen approfondi des nouvelles règles du jeu, Badie invite à imaginer un modèle diplomatique guidé par le principe d’une « politique d’altérité » impliquant l’extinction de toute forme d’intervention unilatérale et confondant « l’acte de régulation et l’acte de puissance ». Cette politique d’altérité doit ainsi « réhabiliter l’acteur local ». Elle nécessite « d’activer le traitement social des conflits, face à ces nouvelles guerres qui naissent de la décomposition sociale et institutionnelle plus que de la rivalité de puissance, dans lesquelles les instruments militaires classiques ne peuvent rien ».
C’est pourquoi il est illusoire de raisonner en termes de remparts et de bastilles. « La sécurité de chacun dépend désormais de celle de tous les autres ». En travaillant à la sécurité de l’autre, on travaille à sa propre sécurité. « Mais la sécurité de l’autre n’est atteignable qu’à travers le respect qu’on lui porte et l’effacement de soi qu’on lui concède », insiste le chercheur. « Un monde en paix ne peut l’être que globalement dans la reconnaissance complète de l’autre ». Les relations internationales ne doivent donc plus être « une simple analyse des configurations de la puissance » : elles doivent s’imposer aussi comme « la science de la tectonique des sociétés ».
Un nouveau type de conflictualité
On voit bien en quoi ce cadre politique ici dessiné reste encore loin des pratiques diplomatiques, encore figées dans des réflexes d’hier, indexés à l’idée périmée d’un magistère occidental. « Déficit institutionnel, faible légitimité des pouvoirs existants, défaillance de la construction nationale, absence de contrat social, sentiment d’humiliation collective » : mis bout à bout, tous ces éléments donnent forme à un nouveau type de conflictualité qui a pris le vieux monde par surprise. « Alors que l’Occident est encore empêtré dans une conception du conflit qui remonte à la guerre de la ligue d’Augsbourg ou à la guerre de succession d’Espagne, il se trouve basculé par l’onde de choc de ces antagonismes nouveaux qu’il ne comprend pas ». Les diplomaties dominantes flattent encore l’identité occidentale tout en servant de justification à une politique de repli et de peur cherchant à endiguer à tout prix l’afflux de migrants. « Alors même que celui-ci, avenir inéluctable du monde, pourrait offrir une chance de régénération à des pays européens vieillissants, à condition d’être non réprimé, mais convenablement géré ».
A contresens de l’histoire, les grandes puissances ont devant elles un chantier immense : réinventer le cadre du multilatéralisme et de la diplomatie. Une urgence dont l’échec serait vraiment badant, alors même que Badie nous avait prévenus du risque.
Jean-Marie Durand
Bertrand Badie, Nous ne sommes plus seuls au monde, un autre regard sur l’ordre international, La Découverte, 2016, 238 pages, 14 €.
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