Pour le philosophe Alain Badiou, penser les tueries du 13 novembre 2015, comme il le fait dans son dernier essai, exige de comprendre que le mal vient de très loin : de l’absence d’un horizon politique émancipateur, de la puissance d’un nihilisme contemporain qui nourrissent le fascisme contemporain.
Alors que certains, dont le Premier ministre Manuel Valls, voudraient ne pas chercher à comprendre ce qui s’est passé le 13 novembre 2015, les intellectuels, dans leur diversité et leurs oppositions structurales, ne lâchent rien. Le philosophe Alain Badiou affirme par exemple dans son dernier essai, Notre mal vient de plus loin, penser les tueries du 13 novembre :
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« Il faut parvenir à penser ce qui est arrivé. Partons d’un principe : rien de ce que font les hommes n’est inintelligible. On ne doit rien laisser dans le registre de l’impensable. La vocation de la pensée, si l’on veut pouvoir, entres autres choses, s’opposer à ce qu’on déclare impensable, c’est de le penser. »
Ce préalable minimal pourra rassembler tous ceux, évidemment nombreux, qui croient encore aux forces de l’esprit et de l’analyse pour, sinon donner un sens aux tueries de 2015, s’extraire de la fameuse sidération qui pèse encore sur les esprits apeurés.
Il n’est en revanche pas sûr que sa proposition d’élucidation intégrale de ce qui est arrivé séduise tout le monde, tant elle convoque un mode d’analyse radical du monde qui peut troubler les lecteurs mal à l’aise avec la ritournelle de l’auteur obsédé par l’horizon communiste. Pourtant, par-delà le tropisme politique du philosophe, chacun pourrait au moins s’accorder avec lui sur quelques constats et sur les pistes de réflexion autour de la manière de « résister à la terreur » (pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif dirigé par Nicolas Truong, paru chez L’Aube).
Badiou dresse un réquisitoire implacable
Allant du général au particulier, et revenant dans un aller-retour à des principes généraux, Alain Badiou dresse un réquisitoire implacable de son temps, marqué depuis trente ans par le triomphe du capitalisme mondialisé, l’affaiblissement des Etats et les nouvelles « pratiques impériales ». Les effets du retour d’une sorte d’énergie primitive du capitalisme, de la manière dont le libéralisme est de plus en plus « libéralisé » et de l’absence d’horizon émancipateur pour des masses de démunis se conjuguent pour nourrir un obscurantisme, dont l’autre nom pourrait être le nihilisme. Procédant de ce nihilisme, les types de « domination de type gangster » prolifèrent aujourd’hui, comme celui du djihad. Badiou rappelle que « les religions, comme d’autres idéologies, y compris hélas révolutionnaires, ont toujours pu se combiner avec les pratiques mafieuses. »
En cherchant à saisir les modes opératoires de cet « héroïsme sacrificiel et criminel » propre au djihad islamiste, le philosophe renverse les données du problème telles qu’elles sont généralement présentées. Pour Badiou, parler d’un fascisme islamiste exige de faire le constat que « l’islamisation est terminale plutôt qu’inaugurale. » « Disons que c’est la fascisation qui islamise et non l’islam qui fascise » écrit-il, non sans faire écho à l’analyse du sociologue Olivier Roy qui parlait d’une islamisation de la radicalité plutôt que d’une radicalisation de l’islam.
Les écrits sur le nihilisme contemporain de Badiou viennent de loin
Si cette vision dérange certains (Gilles Kepel, par exemple, opposé à cette analyse), celle que déploie Alain Badiou a le mérite de la cohérence, tant ses écrits sur le nihilisme contemporain viennent de loin. Venir de loin : c’est d’ailleurs le motif central de son livre puisqu’il évoque, en connaisseur attentif des tragédies antiques, ce que Phèdre dit dans la pièce de Racine : « Mon mal vient de plus loin ». Et Badiou de préciser : « Nous pouvons dire que notre mal vient de plus loin que l’immigration, que l’islam, que le Moyen-Orient dévasté, que l’Afrique soumise au pillage. Notre mal vient de l’échec historique du communisme. Donc il vient de loin en effet.« Le fameux « communisme » invoqué par l’auteur n’est que « le nom historique qui a été donné à une pensée stratégique disjointe de la structure capitaliste hégémonique ». Un échec scellé probablement dès le milieu des années 1970.
C’est à ce vide, à cette absence d’un nouvel horizon, que Badiou rattache la violence d’aujourd’hui, c’est-à-dire « la forme criminelle suicidaire qui porte à son comble l’instinct de mort ». Pour lui, la « subjectivité nihiliste » nourrit le fascisme contemporain, c’est-à-dire cette « subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme mondialisé », prédateur. Mais si ce fascisme moderne est « une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire », la religion n’est qu’un « vêtement » qui le recouvre : « c’est une forme de subjectivation, pas le contenu réel de la chose. »
« C’est l’absence de cette politique qui crée la possibilité du fascisme, du banditisme et des hallucinations religieuses »
Alors, « comment s’arracher à tout ça ? », se demande Badiou. En cherchant avant tout à « substituer, mentalement et pratiquement, un espace international, et même transnational, qui soit à la hauteur de la mondialisation capitaliste ». Ce n’est pas, selon lui, la jeunesse fasciste, le banditisme et la religion qui créent l’absence d’une politique d’émancipation ; « c’est l’absence de cette politique qui crée la possibilité du fascisme, du banditisme et des hallucinations religieuses ».
« Tant qu’une proposition stratégique autre ne sera pas faite à la jeunesse, elle restera dans une désorientation essentielle », affirme l’auteur, convaincu que le capitalisme reste cette machine à « désorienter » les sujets, à les embarquer parfois dans cette pulsion suicidaire et meurtrière. Autant dire qu’on n’est pas sorti d’affaire. Et que si le mal vient de plus loin que des spasmes monstrueux de Daech, la confusion des temps présents n’offre que peu de clarté et de possibilités d’imaginer un possible apaisement.
Jean-Marie Durand
Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin, penser les tueries du 13 novembre (Fayard, ouvertures, 64 p, 5 €)
Badiou publie aussi Le Noir, éclats d’une non couleur (Autrement, 15 €)
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