Pour la sortie de son livre À Paris, qu’elle cosigne avec la journaliste Lauren Bastide, Jeanne Damas nous a longuement reçues à la table d’un café. L’occasion de faire tomber quelques clichés sur cette égérie parisienne devenue entrepreneure à succès à tout juste 25 ans.
Jeanne Damas a déjà passé plus d’une demi-vie à s’exposer sur les réseaux sociaux. “It-girl” en version péjorative, “influenceuse” en version sympathique, elle est l’une de ces égéries d’aujourd’hui dont le corps/ l’image/ le style de vie font office d’œuvre et de monnaie d’échange. La jeune femme a démarré sur Skyblog à l’âge de 13 ans et s’est fait repérer par une agence à 19 ans, enchaînant depuis les campagnes et les apparitions en front row des défilés. On s’étonne peu, du coup, de son goût immodéré pour la lecture au coin du feu, celle que ses potes surnomment “Mamie Jeanne” ayant déjà, à tout juste 25 ans, bien soupé des mondanités. Révélée par Comptoir des Cotonniers, c’est surtout auprès de ses amis que Jeanne Damas a évolué au fil de sa carrière. Modèle pour Simon Porte Jacquemus, qu’elle connaît comme sa poche, ou pour son amie Yasmine Eslami, elle a confié le stylisme de sa marque, Rouje, à sa voisine d’enfance Nathalie Dumeix et sort aujourd’hui un livre, À Paris, en compagnie de la journaliste Lauren Bastide, une copine encore. “On s’est retrouvées autour d’une identité commune, elle avait ce côté simple et bon vivant dans un milieu où ce ne sont pas forcément les valeurs cardinales”, explique cette dernière.
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Plus parisienne que Jeanne Damas en effet, c’est difficile. Dans les signes extérieurs qui ne trompent pas, il y a cet emploi décomplexé de verlan, du mot “trop” et d’anglicismes à tout-va.
Avec cette Lauren Bastide, Jeanne Damas est partie à la rencontre des femmes publiques et anonymes qui peuplent Paris, pour tenter de tracer des lignes communes et raconter la capitale à travers elles. L’ouvrage, qui perpétue certains clichés malgré son envie manifeste de les ratatiner, traduit entre les lignes le rapport ambivalent que la jeune femme entretient avec le mythe de la Parisienne, qu’elle semble désormais incarner plus ou moins malgré elle. Consciente que “c’est un truc de marketing”, elle explique avoir en partie eu envie de sortir ce livre pour en finir avec cette femme archétypale qui ne “voulait plus rien dire pour [elle]”. Mais qui a pris possession de son identité comme un doppelgänger aussi sincère que lucratif: “En même temps, c’est moi, je suis née à Paris, je n’ai rien faké. Je fais des photos dans ma ville et c’est ce qui a plu”, dit-elle. Plus parisienne que Jeanne Damas en effet, c’est difficile. Dans les signes extérieurs qui ne trompent pas, il y a cet emploi décomplexé de verlan, du mot “trop” et d’anglicismes à tout-va. Ou cet énorme paquet de filtres à cigarettes qui occupe la quasi-totalité de son élégant sac à main en cuir, posé à même le sol du café où nous la rencontrons. Pour Lauren Bastide, c’est surtout son amour de la capitale, son “émerveillement” constant pour elle, son “absence de lassitude ou d’habitude” qui font d’elle une Parisienne authentique.
Tombée du nid
Enfant de la ville, elle a grandi dans le XIIème arrondissement, autour de la station de métro Ledru-Rollin. Ses parents tenaient un restaurant bien connu dans le quartier, Le Square Trousseau. Jeanne Damas et sa sœur aînée Louise y ont été élevées, entourées de serveurs, leur “deuxième famille”, alors que leurs parents occupaient des appartements séparés au-dessus, chacun à un étage différent. Des appartements dépourvus de cuisine, précise-t-elle, ainsi n’a-t-elle jamais connu les affres et les joies des repas de famille, un truc qu’elle fantasme aujourd’hui encore. Alors qu’elle avait 15 ans, ses parents ont vendu le resto et se sont séparés pour de bon, et tandis que Louise est partie vivre avec leur mère, Jeanne, elle, a choisi d’emménager seule. Tombée du nid, en somme, elle est aujourd’hui l’oiseau devenu adulte qui a envie de construire le sien. Il suffit de l’écouter parler de l’appartement qu’elle vient d’acheter sur P.A.P., lové sous les toits d’ardoise, à deux pas du Canal Saint-Martin. Ou de son irrépressible envie, déjà, de fonder une famille. En couple depuis moins d’un an avec un garçon qu’elle a connu à l’époque du lycée, Jeanne Damas veut des enfants avant 30 ans. “J’ai trop envie de créer une famille, c’est une obsession, affirme-t-elle, mais je veux travailler sur moi avant.” Depuis un an et demi, elle s’allonge sur le divan d’une psychanalyste de l’île Saint-Louis. Elle dit que ça lui a changé la vie, nous propose de nous refiler son numéro de téléphone, si on a envie.
© Jeanne Damas
“Pendant longtemps, j’ai montré ma vie rêvée sur Instagram mais, en réalité, j’étais déprimée”, admet-elle, touchée, comme nous autres, par ce mal du siècle qui consiste à travestir la banalité de notre quotidien sur les réseaux sociaux. Et l’on est saisie par la franchise de cette fille qu’on ne connaissait pas il y a cinq minutes, de la confiance avec laquelle elle nous raconte cette autre facette de sa vie, son verre d’eau posé devant elle comme symbole de sa transparence. Loin des photos glamour et happy face dont elle abreuve ses followers, l’égérie parisienne a vécu quelques moments de solitude après le lycée. À l’époque, elle est inscrite dans une école de théâtre qui dispense uniquement des cours les soirs et week-ends, et passe donc ses journées à errer dans Paris, à déjeuner seule en terrasse et à squatter les fauteuils des salles obscures. “Mes potes étaient à la fac toute la journée, moi je gagnais déjà pas mal d’argent avec le mannequinat, je me sentais en décalage”, se souvient-elle. Preuve supplémentaire, s’il en fallait une, que l’argent ne fait pas toujours le bonheur, elle se souvient davantage du vide autour d’elle que du plein sur son compte en banque. Logique, puisqu’elle semble tout sauf solitaire, et explique être perpétuellement entourée de sa bande de copains -les mêmes depuis toujours- dont elle est fière d’être “le clown” officiel. De cette période, elle pense avec le recul être sortie grandie. Là où beaucoup d’autres auraient pu glisser, notre chaleureuse et bavarde interlocutrice semble posséder des fondations mentales et intellectuelles solides comme le pavé parisien.
Pas de porc
Si elle peut se targuer d’avoir en elle “un truc assez sain”, elle le doit sûrement à cet entourage si précieux, où les femmes ont toujours tenu une place importante et posé sur elle un regard bienveillant. De sa mère, sa “première inspiration”, à cette sœur si différente qu’elle “adore”, en passant par ses amies, qui sont issues de toutes générations, Jeanne Damas dit avoir été entourée de femmes toute sa vie. “Je n’ai jamais connu ce truc de jalousie. J’ai plein d’amies, j’adore les filles”, affirme-t-elle. Lauren Bastide confirme: “Elle aurait pu faire un livre sur son placard et ses adresses, mais elle a décidé à la place d’aller voir des femmes qui ne lui ressemblent pas pour dire ce qu’est l’élégance. On ne peut pas faire ça sans bienveillance et sororité.” Lorsqu’on demande à Jeanne Damas si elle est féministe, elle répond par l’affirmative, mais précise que son approche n’est pas aussi militante que celle de sa grand-mère, Noëlle Bisseret-Moreau, sociologue et chercheuse au CNRS qui s’était spécialisée sur la question. Elle avoue d’ailleurs ne pas très bien connaître son travail. Mais se souvient d’une histoire familiale difficile, de cette mamie qui a quitté son mari par conviction politique, afin de sceller son engagement auprès d’un groupe féministe radical, lesbien et anti-hommes.
Loin, très loin de l’image d’ingénue qu’on voudrait bien lui coller, Jeanne Damas fait figure de jeune femme déterminée, qui sait très exactement ce qu’elle veut ou pas.
Les hommes, Jeanne Damas n’a jamais eu de problèmes avec eux au cours de sa carrière. Aucun Harvey Weinstein en vue, alors qu’elle a commencé très jeune et sous le regard de personnalités à l’image sulfureuse, comme le fondateur du magazine Purple Olivier Zahm, pour qui elle a maintes fois posé dénudée. De ce dernier, elle dit qu’il l’a “mise en valeur” et qu’il a toujours été “trop sympa”. Si son expérience personnelle ne viendra pas alimenter le flot de révélations qui se déverse dans les milieux de la mode ou du cinéma, le mannequin devenue entrepreneure salue le fait que “les langues se délient”, mais s’interroge sur les perspectives d’un réel changement. “J’ai l’impression que les choses sont tellement ancrées dans notre culture”, déplore-t-elle. Avant de nous raconter comment elle a déjà été suivie à trois reprises par des inconnus jusque dans le hall de son immeuble.
© Jeanne Damas
L’histoire ne dit pas comment ils ont été reçus, mais on imagine, au bout d’une heure de discussion avec Jeanne Damas, que la plupart ont dû se retrouver les doigts coincés dans la porte et les bollocks endommagées. Dans le livre qu’elle cosigne à ses côtés, Lauren Bastide écrit qu’elle a “cette faculté déconcertante à mêler séduction et brusquerie”. Loin, très loin de l’image d’ingénue qu’on voudrait bien lui coller, Jeanne Damas fait figure de jeune femme déterminée, qui sait très exactement ce qu’elle veut ou pas. “Tout se passe bien jusqu’au moment où on lui met dans les pattes un truc dont elle a pas envie. Elle n’a pas de filtre. Mais, c’est plutôt une force pour lancer une marque. C’est rudement efficace”, confiait en mai dernier Jérôme Boisselier, son associé au sein de sa marque Rouje, à Forbes France. À la tête de sa propre entreprise depuis 2016, Jeanne Damas emploie une dizaine de personnes et vend ses créations à travers le monde comme des petits pains, son demi-million de followers sur Instagram lui assurant une confortable base de clientèle potentielle. Sans renoncer totalement à toutes les activités qu’elle pratique déjà, du mannequinat au cinéma, c’est d’ailleurs en tant qu’entrepreneure qu’elle semble vouloir se dessiner un avenir. En jeune femme déterminée, c’est finalement dans le business qu’elle a trouvé une légitimité qu’elle s’est longtemps cherchée. On se demande souvent quels seront les effets à long terme, sur la jeunesse, d’une exposition prolongée aux réseaux sociaux. Jeanne Damas y a déjà passé une demi-vie et ça a plutôt l’air d’aller. Merci pour elle.
Faustine Kopiejwski
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