A Berlin, on croque de la techno et du sexe chaque soir. 80% des clubs de la capitale de l’électro sont “sex positive” et, depuis 2006, s’ajoute à l’obligatoire pèlerinage au Berghain (la cathédrale techno de la ville), une visite au plus grand festival porno d’Europe: le Porn Film Festival.
La croissance exponentielle de la pornographie alternative à Berlin est une preuve supplémentaire de sa capacité de réinvention et de son esprit de liberté, qui ont abattu bien des murs dans cette ville cosmopolite et ouverte, où le niveau de vie est encore accessible et les aides sociales et créatives, nombreuses. Dans ce cadre, le gouvernement du SPD (Parti Social Démocrate Allemand), mené par le maire Michael Müller, a voté en juin dernier une mesure sans précédent en Europe: destiner une partie du budget alloué aux cinémas berlinois à la projection et au soutien du porno éthique. Le but: promouvoir les productions locales et, à plus long terme, les inclure dans les programmes télévisés. Les sociodémocrates suivent ainsi le modèle de la Suède, pionnière de la révolution de l’éducation sexuelle à travers le cinéma pour adultes.
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Les jeunes ont accès au porno de plus en plus tôt -ils visionnent leurs premières vidéos sur des plateformes de streaming entre 11 et 14 ans, parfois avant.
En France, il va sans dire que nous sommes à la traîne de cette “révolution pornographique”, qui s’articule autour de trois principes de régulation, normalisation et d’éducation. C’est un fait que les jeunes ont accès au porno de plus en plus tôt -ils visionnent leurs premières vidéos sur des plateformes de streaming entre 11 et 14 ans, parfois avant- selon les données communiquées par le géant de l’industrie online Pornhub, qui enregistre chaque jour plus de 81 millions de visites de personnes à la recherche de quelques minutes de plaisir. Selon un grand nombre d’études annexes, il est devenu évident que ce contenu audiovisuel influence la découverte de la sexualité des adolescent·e·s et conditionne par la suite la qualité de leurs relations durant leur vie adulte.
De cela et bien plus encore peut témoigner Miss Lemon, qui vient de prendre place au bar où nous nous sommes donné rendez-vous, sur les berges de l’emblématique pont Oberbaum, dans le quartier turc de Kreuzberg. Miss Lemon produit non seulement des films pour adultes, joue en tant que performeuse, mais est aussi une actrice de la révolution de l’usage du porno à des fins éducatives et féministes. Il est quatre heures de l’après-midi et une vague de chaleur poisseuse et humide a fait baisser notre tension au niveau de l’asphalte. Miss Lemon porte une robe rouge et vaporeuse, accrochée à ses épaules par de fines bretelles en strass, dévoilant un décolleté à la fois suggéré et étudié. Depuis bientôt dix ans dans cette ville, elle est l’une des quelques espagnoles faisant partie du noyau dur de la scène pornographique berlinoise. Entretien.
Extrait de la série Sex School © Natália Zajačiková
Qu’est ce qui mijote à Berlin en ce moment, et pourquoi tout le monde parle-t-il de pornographie féministe et éthique?
En ce moment, Berlin est l’épicentre européen du porno éthique, qui est l’antithèse du porno mainstream. Les performeur·euse·s cherchent maintenant à travailler dans des safe spaces, fournissant la sécurité et les mesures d’hygiène nécessaires, mais veulent aussi se sentir à l’aise et ressentir une réelle attraction entre partenaires. Nous travaillons sur une base de scénario mais ici personne ne te dit “coupez”, personne ne te dit comment faire, ce que nous montrons est du sexe avec une connexion, et véritable. Nous évoluons dans un milieu gender free, queer, bi et trans. Le porno féministe est du porno fait normalement, pour et par des femmes, où est aboli le rôle de l’homme blanc dominant, qui chosifie la femme et où prédomine une vision misogyne.
L’industrie du porno à Berlin ne produit pas que des films, elle comprend bien plus de branches…
Oui, c’est une scène très large. En ce moment, je dirige et produis Sex School (NDLR: en ligne depuis août dernier), une série de onze épisodes dans lesquels des travailleur·euse·s du sexe et des performeur·euse·s nous racontent leurs expériences à des fins éducatives: je veux faire comprendre que le sexe ne se limite pas à ce qui est génital, mais que l’on peut s’amuser avec son corps d’une façon différente. Dans le premier épisode, Consentement, les professionnel·le·s nous expliquent comment faire un plan à trois en se focalisant sur l’aspect émotionnel, la communication et l’hygiène, puis mettent en pratique ce qu’ils et elles viennent d’expliquer.
“La société dans laquelle nous vivons a éduqué les femmes à ne jamais dire ‘non’.”
Y-a-t-il encore des tabous à Berlin? La ville semble devancer de beaucoup le reste de l’Europe. Un club comme le Kit Kat, où pour 15 euros n’importe qui peut entrer à condition d’avoir une tenue adéquate, paraît incarner le futur de la pratique.
Le Kit Kat est un de ces endroits où l’on ressent liberté et respect, mais il y aura toujours des gens pour nous regarder de travers du moment qu’ils savent que nous travaillons dans l’industrie du sexe. J’ai même des amis en Espagne qui me disent “tu n’es pas normale”. Heureusement, il y a ici beaucoup de lieux et de réunions où nous pouvons partager nos expériences. Certains sont même des colloques d’un ou deux jours où nous nous retrouvons pour jouer, mais aussi pour aborder le sexe avec une perspective émotionnelle. Ils portent sur des thèmes aussi variés que les traumatismes, le flogging (NDLR: une pratique autour du fouet), le sexe anal, les orgies…
Tout le monde peut il participer ou bien ces colloques sont-ils exclusivement réservés aux professionnel·le·s du porno?
En général les participant·e·s viennent de la scène du sexe ou sont des personnes exprimant différents problèmes d’ordre sexuel, mais c’est ouvert à tous et toutes. L’objectif est avant tout d’apprendre et de créer des liens. L’un de nos festivals les plus importants est le Xplore, qui se tient à Barcelone, Berlin et Copenhague. Il y a deux ans j’ai assisté à Copenhague à un festival qui a complètement changé ma perception du BDSM, qui pour certain·e·s est une pratique obscure et perverse. Le BDSM y était présenté comme une pratique expérimentale, curative, chamanique, où tu te reconnectes avec ton propre corps et tu te permets de vivre des expériences hallucinantes à travers le jeu de la douleur et du pouvoir. Chacun·e doit découvrir ses propres limites et apprendre à dire “non”.
Sur quoi bases-tu tes propres limites?
Très souvent, les gens pensent avoir le contrôle sur eux-mêmes, mais parfois nous finissons par avoir des relations sexuelles avec quelqu’un juste parce que la situation nous y a conduit·e·s, et non parce que nous le désirons profondément. De même, la société dans laquelle nous vivons a éduqué les femmes à ne jamais dire “non”, et il y a cette croyance que, si nous nous trouvons avec un garçon, nous devons terminer ce que nous avons “commencé”. C’est pourquoi, il faut toujours se demander si nous voulons sincèrement le faire et être sincères avec nous-même. Dans le milieu BDSM, les limites sont très importantes, il faut bien les connaître pour ne pas finir blessé·e.
Propos recueillis par Marta Garcia
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