Sur le blog Les 400 Culs de Libération, Agnès Giard affirme que la pornographie féministe n’existe pas. Son billet a suscité un vif débat, conduisant la réalisatrice Ovidie, partisane d’un porno féministe responsable, à réagir. Le porno féministe n’est-il qu’un label commercial? Ou porte-t-il des revendications politiques?
Le 12 août, l’anthropologue et écrivain Agnès Giard publie sur son blog Les 400 Culs, hébergé par Libération, un billet intitulé “Le Porno féministe n’existe pas”, (phrase prononcée par la célèbre actrice porno Jiz Lee). Elle y affirme que le porno féministe constituerait une sorte de vitrine du bon goût, par opposition au porno mainstream, qui relayerait une image dégradante des femmes. Dès le lendemain, la réalisatrice Ovidie s’insurge dans un article publié sur son blog Ticket de Métro, déclenchant une polémique autour des liens entre porno et féminisme: sont-ils réellement compatibles?
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Contactée par Les Inrocks, Agnès Giard estime que le label “porno féministe” est un moyen de produire un contenu “vendeur, accrocheur, qui attire l’attention”, afin de faire connaître “une niche de l’industrie pornographique”. Un label “dangereux” qui ne consisterait qu’à poser un “vernis plus glamour” sur la pornographie. Selon elle, “les personnes qui se réclament de ce label renforcent l’idée reçue selon laquelle le X mainstream serait par définition misogyne, sale, machiste, vulgaire et condamnable”.
A contrario, la réalisatrice (notamment de films pornographiques) Ovidie défend l’existence d’un porno féministe, qui constituerait “un mouvement alternatif artistique mais aussi politique”. Comme elle nous l’explique, il est important à ses yeux de saisir que “le porno féministe n’est pas un concept fumeux, mais un mouvement qui existe depuis 30 ans. Il est porté par des individus impliqués dans la défense des queers, des lesbiennes, des gays… Ces personnes participent à des conférences, des événements culturels comme les Feminist Porno Award (Ndlr: cérémonie se déroulant à Toronto depuis dix ans)”.
L’objectif du porno dit “féministe” est de filmer tout type de corps, et de mettre en avant “la jouissance féminine”, selon Ovidie.
Dans un billet de son blog, Ovidie argue du fait que le porno féministe transmet un message politique dans la mesure où il place les femmes au centre du projet artistique (réalisation, écriture…). La réalisatrice du récent documentaire À quoi rêvent les jeunes filles? souligne un autre aspect important de ce type de production: l’impératif éthique. “Les règles de safe sexe doivent être respectées, et les conditions de travail des ‘performeurs’ également”.
Un message politique transmis sur le fond mais aussi sur la forme: pas question ici de se limiter aux canons de beauté standardisés. L’objectif du porno dit “féministe” est de filmer tout type de corps, et de mettre en avant “la jouissance féminine”, l’orgasme étant trop souvent réduit à l’éjaculation masculine, filmée en gros plan. “Les rôles assignés à chaque genre peuvent être brisés, les stéréotypes doivent être détruits”, explique-t-elle dans son article. Cette différence avec le porno mainstream interviendrait non seulement au niveau de la création, mais aussi au niveau de la production.
Capture d’écran du documentaire d’Ovidie, À quoi rêvent les jeunes filles?
Mouvement alternatif ou “vernis glamour” du porno?
Agnès Giard s’en prend à ceux “qui brandissent l’appellation de ‘porno féministe’ pour faire connaître leurs productions”. Selon elle, “leur discours est basé sur la distinction entre un ‘bon’ porno (sous-entendu, le porno féministe) et un mauvais (sous-entendu: le porno dit ‘mainstream’)”, avec pour conclusion: “Cette distinction binaire bon porno-mauvais porno ne rend pas compte de l’extraordinaire diversité des productions pornographiques actuelles.”
Elle souligne qu’“il existe -au sein de l’industrie du porno- de nombreuses personnes qui se sentent des affinités avec le féminisme. Mais ces personnes ne se réclament pas toutes, loin de là, du label ‘porno féministe’ mais ‘de labels différents’: Alt-porn, indie porn, porn queer, porn éthique, porn de femme, porn de gouines, porn de trans…” Agnès Giard affirme que l’on peut aussi observer “les tags sur Internet pour constater la variété des genres, comme sur le site pornmarathon”. Selon elle, “la liste des catégories comme beautiful, military, hijab, voluptuous, gothic, classes, girl fucks guy…” prouve bien qu’“il y en a pour tous les goûts”.
“L’industrie du porno a longtemps été trustée par les hommes pour le plaisir des hommes, que ce soit derrière ou devant la caméra.”
Pour Clarence Edgard-Rosa, journaliste au mensuel Causette et créatrice du blog Poulet Rotique portant sur la sexualité et le féminisme, cette variété n’est justement qu’illusion. Elle confie aux Inrocks le besoin d’une réelle diversité de contenu, que tente d’apporter le porno féministe. L’objectif: “Produire des images excitantes tout en ayant une exigence de (vraie) diversité, de déculpabilisation, voire d’empowerment. Ce qui change du top 10 de Pornhub.”
La journaliste déplore également le fait que “l’industrie du porno a longtemps été trustée par les hommes pour le plaisir des hommes, que ce soit derrière ou devant la caméra”, même si elle admet que cette exclusivité masculine a évolué. Elle regrette le fait que “l’immense majorité de la production pornographique que l’on trouve sur les tubes est centrée sur le point de vue masculin, et malgré les tags qui se comptent par milliers et donnent une impression de diversité, le schéma est toujours plus ou moins le même. D’ailleurs, une bonne partie des tags concerne les caractéristiques physiques des femmes, ce qui est très révélateur”.
En 2012, dans un article publié sur Slate, la journaliste et romancière Titiou Lecoq s’intéressait déjà à “l’impossible porno pour femmes”, “serpent de mer du X” qui pose une épineuse question, “mais qu’est-ce qui excite les meufs?”: “Le vrai souci n’est pas tant le contenu même du porno qui ne serait pas adapté aux femmes, écrivait-elle, mais plutôt que les plates-formes de X sont uniquement pensées pour les hommes. Mater un porno sur Internet, ça veut dire se taper des pubs comme ‘allonge ta bite’, ‘arrête de te branler et va défoncer une chienne près de chez toi’, etc. C’est un peu relou quand vous êtes une fille.”
Capture d’écran du trailer XConfessions // El chico de la playa nudista d’Erika Lust
Diversité de contenu ou jugement de valeur?
Pour Ovidie, une des qualités principales du porno féministe est le renversement des rapports de domination. Trop souvent représenté dans le même sens (l’homme soumet la femme), notamment à travers les scènes SM, dans le porno mainstream, ce rapport de domination tendrait à banaliser des rapports violents et non consentis. Et la réalisatrice de prendre pour exemple la sodomie systématiquement pratiquée par l’homme sur la femme: “Dans le porno hétéro, les hommes n’ont pas d’anus, on y voit toujours la même chose. 95% des films comportent une éjaculation faciale, un cunnilingus mal fait, à la rigueur une double pénétration ou un gang bang. Les gifles, la strangulation, les vomissements pendant une pipe sont devenus des standards, c’est le seul truc qui fait gagner de l’argent.”
Et de regretter que la crise qui secoue actuellement le porno, s’accompagne d’une volonté de “faire payer le consommateur et de se démarquer en montrant un contenu exceptionnel”: “On va de plus en plus loin dans le rapport de violence et de domination, on opère un glissement d’un jeu vers une forme de soumission agressive.” Pour elle, le porno mainstream tendrait à intégrer des pratiques SM dans des rapports sexuels de manière systématique, confondant ainsi la pratique SM -un jeu aux règles bien établies entre des personnes consentantes- et des rapports violents non consentis.
La mise en scène d’un rapport non consenti est pour Agnès Giard susceptible de plaire au consommateur “parce qu’ils ou elles trouvent excitant une situation qui, dans la vie réelle, les révolteraient”.
A l’inverse, Agnès Giard estime que, “c’est la pluralité des représentations [du rapport SM] qui compte”. La mise en scène d’un rapport non consenti est pour Agnès Giard susceptible de plaire au consommateur “parce qu’ils ou elles trouvent excitant une situation qui, dans la vie réelle, les révolteraient. Pour ces spectateur-trices là, il y a donc une forme de transgression dans le fait de trouver du plaisir à voir quelque chose de révoltant”. Elle différencie les films SM dits “‘féministes’, où la femme s’offre volontairement à son ‘maître” qui ne lui inflige aucun ‘délicieux’ sévice sans avoir préalablement obtenu son accord…”. Et les films SM dits “machistes”, “où la mise en scène montre une femme, littéralement prise d’assaut, forcée dans ses retranchements, qui subit une violence à laquelle rien ne la préparait. Elle est donc présentée comme la victime, plus ou moins extasiée, d’une brute vicieuse et autoritaire. (On se doute bien que dans la réalité, l’actrice a été prévenue au préalable du scénario…)”.
Capture d’écran de XConfessions vol.5 Sneak Peak d’Erika Lust
Le porno féministe culpabilise-t-il le consommateur de porno mainstream?
Contactée par Les Inrocks, Chloé Delaporte, sociologue et maître de conférences en cinéma à l’Université Montpellier 3, comprend les arguments des personnes soutenant le porno féministe. Elle estime cependant “dangereuse” la restriction au féminisme d’un combat plus large, qui concerne entre autres la défense d’une diversité de pratiques et le respect des conditions de travail des acteurs.
Selon elle, le jugement que porte le porno féministe sur le porno mainstream est comparable à celui que porte le cinéma d’auteur sur les grosses productions. “Le fait d’assigner une dimension idéologique (patriarcat, domination masculine) à des pratiques sexuelles revient à se tirer une balle dans le pied, car cela essentialise les sexualités en prétendant que certaines pratiques seraient nécessairement avilissantes ou dégradantes.” Selon elle, les arguments des défenseurs du porno féministe constituent un “discours axé sur l’auto-valorisation par la pathologisation de ce que serait ‘l’autre’ porno”, et criminalise les femmes et les hommes qui aiment regarder du porno mainstream, “comme on culpabilise des personnes qui aiment le cinéma à gros budget et pas le cinéma d’auteur”.
Au-delà des goûts pour une pratique en particulier, Ovidie souligne l’importance des conditions de production des films. “Les films des productions Marc Dorcel ne me plaisent pas en tant que spectatrice, mais les conditions de travail des acteurs sont respectées, il tourne ce qu’il veut.” Si chacun est libre d’être excité par ce qui lui plaît, Ovidie regrette le mode de consommation du porno qui s’est imposé ces dernières années, notamment via les tubes (YouPorn, Pornhub …), et qui fragilise les métiers liés à l’industrie du X.
La représentation des genres dans le porno a-t-elle une influence sur la société?
Si “le porno est le reflet de la société”, Ovidie insiste sur le fait qu’au cours de ces dernières années, l’essor du porno a changé notre appréhension de la sexualité. “À une époque, le porno n’était pas aussi présent qu’aujourd’hui. Il fallait attendre le samedi soir pour regarder du porno sur Canal+, on entrait un code de carte bleue pour du porno sur le Net, tandis qu’on demandait encore à l’internaute de confirmer sa majorité.”
Aujourd’hui diffusé en masse, le porno est accessible à tout le monde et gratuitement. “À travers une profusion d’images, le porno a fini par influencer la sexualité et le rapport entre les genres, en renforçant les stéréotypes.” Son constat est sans appel: “Toutes les questions des jeunes tournent autour de l’épilation intégrale (aussi évidente que de s’épiler les jambes) et de la sodomie”, qui selon elle tend à devenir une injonction. “Les ados se demandent si c’est un passage obligé dans les rapports sexuels.” Le porno influencerait ainsi le public “comme le reste de notre environnement médiatique, que ce soit la publicité ou le cinéma”.
La “tendance à la misogynie et à l’exploitation du corps des femmes” dans le porno mainstream provient du fait que “ces pratiques sont plus largement tolérées et institutionnalisées dans nos sociétés.”
Cependant, Chloé Delaporte estime que “le porno n’a d’influence que celle qu’on veut bien lui donner”: “Accuser le porno mainstream de tous les maux, c’est détourner le regard de ce qui est réellement dangereux: l’organisation sociale de la discrimination, la stigmatisation et la marginalisation des sexualités construites comme illégitimes et déviantes, etc.”
Selon elle, la “tendance à la misogynie et à l’exploitation du corps des femmes” dans le porno mainstream provient du fait que “ces pratiques sont plus largement tolérées et institutionnalisées dans nos sociétés.” Et d’ajouter: “Le meilleur moyen de lutter contre l’exploitation du corps des femmes n’est pas de censurer le bukkake hétéro, où une femme se retrouve inondée du sperme de dizaines de partenaires dont on perçoit rarement les visages, mais de combattre le système capitaliste qui motive et régule la ‘vraie’ exploitation des corps des femmes!”
Juliette Obadia
Cet article a été publié initialement sur Les Inrocks.
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