Des artistes au carrefour de plusieurs cultures défendent leurs pionnières du féminisme. Entre mythe et réalité, elles sont des exemples de résistantes et leur combat est commun à toutes les femmes.
“Personne ne parle jamais de ces femmes”, s’étonne Manal Benchlikha. Dans son dernier single Niya, la nouvelle voix du féminisme marocain révèle l’histoire des chikhates, des femmes aux mœurs prétendument légères. “C’était des femmes artistes, résume-t-elle. Elles étaient musiciennes, chanteuses, danseuses. Certaines étaient même impliquées en politique, chantaient des chansons communistes pour libérer le pays à l’époque du protectorat, et si elles étaient mal vues, c’est parce qu’elles avaient la réputation d’être des filles de joie. Au Maroc, une femme n’a pas vocation à divertir.” Sa rencontre fortuite avec une ancienne chikha, mendiant dans les rues de la Médina de Marrakech, l’a bouleversée. “J’ai écrit cette chanson pour adoucir leur image, se félicite Manal. C’était important de leur rendre hommage, parce que ce sont avant tout des artistes, et j’en suis une aussi.”
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Les chikhates comptent parmi celles élevées au rang de pionnières du féminisme. “Ce sont des féministes pro-choix, indépendantes, qui ont tout fait pour le rester, quitte à vivre seules, rejetées par leur famille et leur entourage”, dit-elle. Manal incarne une chikha qui aimerait se marier. Dédiée à son art, elle n’est pourtant pas prête à abandonner ses convictions pour contenter son homme. Pendant des siècles, des femmes ont été mises au ban de la société pour avoir affiché leur indépendance d’esprit. “Les femmes qui ont marqué nos sociétés ont souvent connu des souffrances, résume Grace Ly, écrivaine et autrice, notamment, du podcast Kiffe ta race. On célèbre peu la puissance des femmes.”
“Nous, les femmes, allons avoir l’impression de mourir plusieurs fois dans cette vie mais on va renaître, chaque fois plus forte.”
“Parce qu’elles ont des pouvoirs que les hommes ne comprennent pas”, complète Sophie Fustec. La Franco-Vénézuélienne, repérée au sein du groupe 3SomeSisters et qui évolue désormais en solo sous le pseudo La Chica, a donné à son nouvel album, sorti début décembre, le titre d’une légende d’Amérique latine, La loba, “la louve” en français. “Elle ramasse les os et chante au-dessus des corps défunts pour les ramener à la vie, détaille-t-elle. Elle est décrite comme une femme bourrue, parce qu’elle est connectée à sa nature instinctive, que je rapprocherais de la puissance féminine. Nous, les femmes, allons avoir l’impression de mourir plusieurs fois dans cette vie mais on va renaître, chaque fois plus forte.” Sophie Fustec a récemment perdu son frère. Il est le premier à avoir éveillé en elle cette conscience féministe.
La louve est solitaire et cheffe de meute. Karimouche, chanteuse et comédienne, reconnaît dans cette description la reine guerrière berbère Kahena, qui lui a inspiré la nature frondeuse de son nouvel album, Folies berbères, sorti le 15 janvier dernier. “Ma mère, mes grands-mères, me racontaient les exploits de Kahena quand j’étais petite, se souvient-elle. Elles me la décrivaient comme une femme courageuse, maligne, qui s’est battue pour son pays, contre des hommes, et on peut dire qu’elle leur a mis une bonne raclée!”Celle qu’on surnomme la “Jeanne d’Arc berbère”, pour ses supposés pouvoirs de sorcière, a dirigé des armées contre l’envahisseur et tenu en échec les troupes arabes pendant plusieurs années.
“‘Je lutte dans le croissant’ est une référence à la religion musulmane dans laquelle j’ai grandi, entre ceux qui veulent que je m’intègre et ceux qui me disent que mon travail, c’est péché.”
Dans Princesses, Karimouche célèbre toutes les femmes de son entourage, des Kahena en puissance, et emprunte à la prophétesse tout son talent, quand elle porte un regard clairvoyant sur l’époque, la société, les gilets jaunes, la crise des migrants, les attentats, les immigrés, la télé-poubelle. Il y a de la colère, de la rage, de la résilience, dans ses textes. Sur Néon, elle se mue en guerrière. “Je lutte, dans le croissant, je mute, fluorescent”, chante-t-elle. “J’imagine une dystopie, un avenir où les enfants d’immigrés et ceux qui ont accepté la France d’aujourd’hui, son métissage, se réuniraient dans un parking désaffecté, sous les néons, pour muter, décrit-elle. ‘Je lutte dans le croissant’ est une référence à la religion musulmane dans laquelle j’ai grandi, entre ceux qui veulent que je m’intègre et ceux qui me disent que mon travail, c’est péché. Cette chanson est une invitation à la résistance et à la solidarité.”
La voix des femmes résonne fort
Karimouche, qui a grandi dans une famille matriarcale, trouve la force de résister en Kahena. “Quand j’avais la flemme de faire la vaisselle, ma mère, mes grands-mères, Mama et Mimount, me disaient: Kahena, elle était plus courageuse!, se souvient-elle dans un éclat de rire. Elle m’a donné la force d’assumer ma double culture, de parler de toutes les choses qui me touchent, comme dans Princesses, où je dis aux femmes qu’on ne va pas pleurnicher sur notre sort, on va se défendre, se battre pour nos idées, s’assumer, être libres.”
“Jusqu’à quand devrons-nous demeurer silencieuses, jusqu’à quand allons-nous baisser la tête, jusqu’à quand devrons-nous nous mettre à genoux, jusqu’à quand? Ça suffit!”
Liraz, l’actrice et chanteuse israélienne d’origine iranienne, remarquée dans la série d’espionnage Téhéran, invoque l’héroïne persane Gordafarid dans sa chanson Zan, Bezan, “femmes, dansez”, en français, extrait de son dernier album Zan, enregistré dans le plus grand secret avec des musiciens iraniens -tous rapports entre eux sont dans les faits prohibés. “C’est la wonder-woman iranienne, dit-elle. C’est une légende du Livre des Rois, (NDLR: retraçant l’histoire de l’Iran, par le poète-conteur Hakīm Abū l-Qāsim Ferdowsī Tūsī), un symbole de liberté dans l’imaginaire de toutes les femmes iraniennes. Sur Zan, Bezan, je chante: nous sommes des Gordafarides, ensemble, nous ferons la révolution, jusqu’à quand devrons-nous demeurer silencieuses, jusqu’à quand allons-nous baisser la tête, jusqu’à quand devrons-nous nous mettre à genoux, jusqu’à quand? Ça suffit!”
Liraz a l’impertinence de son idole, la diva iranienne Googoosh. Elle chante pour les Iraniennes réduites au silence, sa grand-mère qui n’a jamais pu réaliser son rêve de devenir chanteuse à cause de son mari, sa mère qui a attendu ses cinquante ans pour étudier. “Le réveil des sorcières est réel”, crie La Chica sur les dernières notes de La Loba. C’est un chant d’action, un avertissement. La convergence des luttes entre cultures est plus que jamais d’actualité. Les représentations majoritaires de la domination de race dans le féminisme n’ont plus cours. “Il ne s’agit pas d’ajouter du multiculturalisme au féminisme mais de célébrer tous les féminismes quels qu’ils soient, soutient Grace Ly. Il faut arrêter de regarder le féminisme comme quelque chose d’unique.” Sous les traits de la déesse Oshun, héritage yoruba arrivé d’Afrique pendant l’esclavage, Poundo, la Franco-Sénégalaise Bissau-Guinéenne et sa coiffe ancestrale qui tutoie les sommets, appelle les femmes à libérer leur colère dans son premier Ep, We Are More. “J’appelle toute mes consœurs, de toutes nationalités, de tous pays confondus, à se réveiller, arrêter de se laisser berner, faire usage de leur talent, pour rendre ce monde plus beau. Nous sommes toutes des Reines.” La couronne leur revient. Le micro, aussi.
Alexandra Dumont
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