Victoire Tuaillon a créé et anime le podcast Les Couilles sur la table. Toutes les deux semaines, le jeudi, elle propose une entrée inédite dans le paysage médiatique sur la question du genre en décryptant les masculinités.
Victoire Tuaillon est à l’image de son émission: bavarde, fine et complexe. Depuis la rentrée 2017, le podcast Les Couilles sur la table, créé et animé par cette journaliste féministe de 28 ans, est diffusé sur Binge audio. Le rédacteur en chef de la plateforme, David Carzon, confirme que c’est déjà l’un de leurs programmes phare, “totalisant 40 000 écoutes depuis son lancement, et qui a connu une hausse d’écoutes de 75% entre décembre 2017 et janvier 2018”. “Elle a une voix et des positions intéressantes, explique David Carzon. On travaille avec elle sur d’autres projets.” Dont La Bonne graine, une série sur l’apprentissage en huit épisodes, publiée en octobre 2017. On rencontre Victoire Tuaillon un matin. Elle déboule un peu en retard, chaleureuse et familière. Entretien sans détour avec une nouvelle voix féministe qui va compter.
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“Les Couilles sur la table”: d’où vient ce titre?
Je précise d’entrée: ce n’est pas moi qui mets mes couilles sur la table! On dit d’une personne qu’elle est “couillue”, qu’elle “a des couilles”… C’est marrant, pour moi, de faire entendre cette expression encore et encore. Le monde trouve que c’est bien de “mettre ses couilles sur la table”? Parfait, on va en profiter pour les étudier. Pour montrer combien un symbole de virilité est valorisé comme un signe de courage et le retourner avec le mot table, un meuble sur lequel on mange, on examine, on dissèque, on travaille. C’est le titre que j’ai proposé à Binge et je suis contente qu’ils aient accepté. Bon, en plus, je fais partie des Journalopes (NDLR: un collectif de journalistes indépendantes), ça fait beaucoup de vulgarité. (Rires).
Et ton intérêt pour la question des masculinités?
J’ai toujours eu beaucoup de tendresse et d’affection pour les garçons, toujours été très copine avec eux. Dans ma vie amoureuse, j’ai par ailleurs vécu des relations très égalitaires, libres. J’ai passé ma troisième année d’études aux États-Unis à l’University of North Carolina, une très bonne fac, pour étudier le journalisme et le creative writing. Je n’y ai pas vraiment suivi de cours de gender studies, mais c’était dans l’air, dans les discussions. C’est un sujet sur lequel des hommes du milieu universitaire français ont travaillé, comme Éric Fassin ou Léo Thiers-Vidal, le seul doctorant homme que Christine Delphy -sociologue et chercheuse féministe au CNRS- ait jamais eu. Il travaillait sur une thèse et s’est malheureusement suicidé. Aux États-Unis, John Stoltenberg a écrit Refuser d’être un homme. Certains se sont emparés de cette question, mais ce n’est pas le sujet le plus évident quand on est un homme! Je ne jette pas la pierre à ceux qui s’en détournent.
“Comme le genre, la race me paraît être une catégorie socialement construite indispensable à prendre en compte.”
D’où vient l’idée d’en faire une émission?
J’ai eu cette idée à Sciences Po, que j’ai intégré tout de suite après mon bac. J’y ai étudié deux ans, puis comme tout le monde j’ai fait ma troisième année à l’étranger. En septembre 2010, je suis rentrée en France pour intégrer l’école de journalisme de Sciences Po en master, et en décembre j’ai été choisie avec trois autres personnes de la promo pour faire partie des étudiants qui allaient travailler à France Télévisions pendant les deux années restantes. J’ai donc intégré France 2, j’avais des Google docs remplis d’idées, mais qui ne cadraient pas forcément avec ce que la rédac cherchait. Les Couilles sur la table, c’est ce que j’avais envie de faire depuis huit ou neuf ans.
Qu’as-tu fait après l’école?
J’ai quitté France 2 en avril 2013, je suis partie élever des chèvres en Andalousie pendant un an. Puis j’ai été prof d’histoire-géo en anglais dans un lycée, serveuse, j’ai fait un CDD de quelques mois au quotidien La Montagne, et j’ai intégré La Grande librairie en CDI sur France 5. Je ne sais pas si j’aurais osé quitter mon CDI sans les encouragements de mon compagnon.
Es-tu entourée d’une équipe pour réaliser Les Couilles sur la table?
Je fais tout toute seule, sauf le montage sur lequel je suis parfois épaulée quand je suis trop sous l’eau. L’équipe de Binge est toujours disponible pour me conseiller sur le thème, les illustrations.
Un des épisodes porte sur les masculinités noires. Pourquoi?
Je voulais absolument aborder le sujet parce que, comme le genre, la race me paraît être une catégorie socialement construite indispensable à prendre en compte, à expliciter, à discuter. Même si j’essaie d’être une alliée, de me renseigner, je suis blanche et j’ai conscience d’être à peu près ignorante sur les cultures noires en France. Cet épisode est particulier et très faible conceptuellement pour plein de raisons. Il n’était pas théorique et reposait plus sur l’expérience de D’ de Kabal et Insa Sané, les invités (NDLR: qui intervenaient en qualité d’auteurs de textes parus dans Marianne et le garçon noir, l’ouvrage collectif dirigé par Léonora Miano paru en septembre 2017). La parution de ce recueil très fort m’a donné une bonne accroche pour faire cet épisode.
“Être féministe, ce n’est pas un brevet, c’est un questionnement.”
As-tu des retours d’auditeur·ice·s?
Je pensais qu’on allait davantage m’insulter, que les féministes allaient m’attaquer, les universitaires aussi parce que je n’ai pas étudié la sociologie. Je reçois de longs mails de mecs que je ne connais pas, d’anciens potes de collège qui me disent qu’ils ne s’étaient jamais posé ces questions avant, qui me remercient. Le podcast est plutôt bien compris.
Te considères-tu comme féministe?
Bien sûr! Je souhaite l’égalité entre les hommes et les femmes, ça me semble être un combat fondamental. J’ai lu Marie Cardinal et plein d’oeuvres féministes tôt; j’étais au collège quand j’ai eu Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir dans les mains. Cela dit, être féministe, ce n’est pas un brevet, c’est un questionnement. J’espère qu’un jour, on n’aura plus besoin de l’être. Tout comme je me dis aussi écologiste, antiraciste. Ça participe de la même recherche du plaisir, du bonheur, de la paix et de la liberté pour tou·te·s. Il n’y a pas une lutte progressiste dans laquelle je ne me reconnaisse pas.
Ta sœur, Maître Tuaillon-Hibon, est l’avocate qui défend Sophie Spatz dans l’affaire qui l’oppose à Gérald Darmanin, accusé de viol. Quelle relation entretiens-tu avec elle?
Je suis très proche d’elle. Elle m’a appris beaucoup de choses, notamment sur la féminité; elle m’a vraiment formée intellectuellement, m’a offert des tonnes de livres, de disques, m’a emmenée au cinéma, a passé des heures à discuter avec moi. Pour en revenir à l’affaire, la question du consentement, c’est vraiment le débat qu’il faut avoir. Un documentaire, Sexe sans consentement, sera diffusé sur France 2 prochainement. Je prépare d’ailleurs une série de deux entretiens sur les masculinités et le consentement, dont l’un avec Delphine Dhilly, la réalisatrice du film.
Des évolutions du podcast sont-elles à prévoir?
Je veux essayer d’être la plus inclusive possible; par exemple, je me rends bien compte que sur les 11 épisodes déjà sortis, je reste quand même très hétérocentrée et cis-centrée! Je n’ai pratiquement rien mentionné concernant les questions LGBTI ou queer… mais c’est au programme!
Propos recueillis par Dolores Bakèla
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