Chaque mois, Agathe Mezzadri dépoussière une héroïne de la littérature française en la transposant à notre époque.
Imaginez deux secondes: salle 120, seconde 8. Un élève interroge sa prof sur le prénom de Racine: “Jean”. Fou rire général. Ambiance je-me-tiens-les-côtes d’un côté de l’estrade. Incompréhension avec une pointe de mépris de l’autre. “Jean Racine! Des barres de rire. Le mec, c’est un arbre, quoi!”. Ah ouais… “J’enracine”… Jamais pensé. Des heures en bibliothèque à éplucher la recherche racinienne pour ça. J’te jure… Racine, marrant… Non! Racine sublime! À la limite: Molière des barres! Mais pas Racine…
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Quoique. Prenons sa pièce la plus connue: Phèdre. Celle que Racine représente en 1677 avant de quitter le “métier de poésie” pour le “glorieux emploi” d’historiographe du roi (cette phrase est featuring Boileau, théoricien du classicisme). Il va sans dire que cette tragédie dans la plus pure tradition classique, avec unité de temps, de lieu, d’action et pathos à gogo, n’invite jamais à sourire.
Fort heureusement Phèdre a l’épée d’Hippolyte dans les mains depuis quatre scènes (pas lourd, le truc!).
À moins de la parodier! En résumer l’intrigue peut s’avérer aussi désopilant. Phèdre est la femme de Thésée, roi d’Athènes. C’est aussi la sœur d’Ariane (celle du fil), la demi-sœur du Minotaure (par le biais de sa mère, Pasiphaé qui a couché avec un taureau), la fille du juge des Enfers, Minos, et la petite-fille de Jupiter, d’Europe, du Soleil et de Perséis, et donc l’arrière petite-fille de l’Océan… En termes de “fille de”, Laura Smet peut aller se rhabiller… En plus, le Soleil, son grand-père, a révélé de ses rayons les amours de Mars et de Vénus. Depuis, la déesse de l’amour s’acharne sur sa famille. Bref, son mari, Thésée, a un fils, Hippolyte, et sans doute à cause de Vénus, Phèdre en pince pour lui. Sur les bons conseils de sa nourrice, elle réagit à l’annonce de la mort de son mari en avouant sa flamme à son beau-fils… Grosse crampe. Du coup, elle attrape l’épée d’Hippolyte pour se presque-tuer… À l’acte III, traditionnel nœud de l’intrigue, Thésée refait surface, bien vivant. Face à son fils et à sa femme, il sent comme un malaise: “Hé les gars? Pourquoi vous êtes tout blancs? Pas contents de me revoir?” Fort heureusement, Phèdre a l’épée d’Hippolyte dans les mains depuis quatre scènes (pas lourd, le truc!); ce qui permet de faire croire à Thésée qu’Hippolyte a cherché à la violer et non l’inverse… La suite est celle d’une tragédie classique avec beaucoup de morts.
Vous ressentez ce plaisir à détacher l’héroïne de son papier noirci pour la faire entrer dans nos vies?
Vous ressentez ce plaisir à détacher l’héroïne de son papier noirci pour la faire entrer dans nos vies? C’est ainsi qu’on se plaît à évoquer Phèdre comme une “grosse cougar”. N’en déplaise à Fanny Ardant (“Je déteste ce terme [de cougar]. Œdipe couche avec sa mère Jocaste, mais est-ce qu’on dit que Jocaste est une cougar? Et Phèdre, alors?”, Elle, 7 juin 2013), nombreux sont ceux qui envisagent sous cet angle l’héroïne d’Euripide, de Sénèque puis de Racine. Y compris chez les lycéens qui révisent sur Twitter leur bac français. Mais est-ce un plaisir coupable? Pêche-t-on envers le dieu Racine en prononçant des termes bien anachroniques et répréhensibles pour celui qui a fréquenté de près les jansénistes de Port-Royal? Il est vrai que Phèdre est moins coupable d’aimer un petit jeune que d’aimer le fils de son mari puisque sa confidente lui dit:
Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.
Hippolyte pour vous devient moins redoutable;
Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable. (Acte I, scène V).
Indéniablement, même si la jeunesse d’Hippolyte l’attire, Phèdre est moins cougar qu’incestueuse: c’est la problématique de l’inceste, pas celle de la différence d’âge qui est posée dans la pièce; n’oublions pas si vite que bien avant la première représentation de Phèdre, la favorite d’Henri II avait vingt ans de plus que lui -preuve que cinq siècles avant Virginie Efira et Pierre Niney, on pouvait s’accoupler sereinement avec 20 ans d’écart!
D’ailleurs, Phèdre dont le prénom signifie “brillante” en grec, n’a pas véritablement l’éclat ni le dynamisme de la cougar: dès l’acte I, elle cherche à se faire sauter le caisson et son problème avec la lumière du jour la rapproche plutôt de la dépressive chronique. Un indice du caractère dépressif de toute cougar, me direz-vous? Pourquoi pas. En attendant, les prédateurs, dans la pièce, ce sont les hommes. Thésée multiplie les infidélités et Phèdre envisage Hippolyte comme un “farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter” et un “tigre”!
Nous associons volontiers les femmes à des félins quand les hommes sont plus souvent des porcs, des étalons ou des taureaux.
Envisager Phèdre comme une cougar ne marche donc pas vraiment, si l’on se réfère à cet idéal-type de chasseuse de jeunes corps, arrivé du continent américain il y a quelques années. Question déplacée et inutile donc? Pas sûr. Outre le goût délicieux du blasphème, qui demeure un moyen de redécouvrir les classiques, ce désir d’identifier l’héroïne grecque à un puma met au jour une tendance actuelle. Nous associons volontiers les femmes à des félins quand les hommes sont plus souvent des porcs, des étalons ou des taureaux. Au XIXème siècle, chez Victor Hugo, ce sont Ruy Blas et Don Salluste, “le tigre et le lion”. La reine n’y est ni une panthère, ni une chatte, ni une cougar, ni, d’ailleurs une Pussycat Doll ou une Pussy Riot! Une nouvelle piste pour déconstruire les clichés liés au genre?
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