Au lendemain d’une autre tragédie, Jacques Derrida et Jürgen Habermas publiaient « Le concept du ’11 septembre’ ». Une tentative pour continuer à penser après l’impensable tout en réévaluant le sens de concepts comme le terrorisme, l’Etat-nation ou l’hospitalité.
« Philosopher en des temps de terreur ». Cette aporie fournit le titre d’un livre co-écrit par les philosophes Jacques Derrida et Jürgen Habermas au lendemain des attentats du 11 septembre. Dans les semaines qui suivirent, d’octobre à décembre 2001, tous deux ont accepté de répondre aux questions de leur collègue et amie Giovanna Borradori. Comment penser l’événement, dans son irruption à chaque fois unique ? Comment reprendre possession des concepts lissés par la rhétorique médiatico-politique ? Comment, enfin, envisager une permanence à l’héritage des Lumières dans un monde post-national ?
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« Philosopher en des temps de terreur » est l’une des traductions possibles du titre original du livre, d’abord paru en langue anglaise aux Etats-Unis sous celui de Philosophy in a time of terror. Pour l’édition française qui paraît trois ans plus tard, Jacques Derrida prend l’initiative de le changer. Ce sera Le concept du « 11 septembre », afin de souligner combien il est épineux de formuler le concept d’une chose lorsque celle-ci est avant tout un événement, c’est-à-dire forcément singulière, irréductible, et comme telle, échappant à toute tentative de rationalisation.
La philosophie n’a pas pour habitude de se mouler sur l’hyperprésent : à propos des onze ans que lui prit la rédaction de la Critique de la raison pure, Kant parlait d’une « décennie silencieuse ». Et pourtant, qu’un livre comme Le concept du « 11 septembre » ait pu voir le jour en quelques semaines témoigne de l’injonction plus profonde encore de se réveiller du sommeil dogmatique dans lequel enferme la non-remise en cause des catégories de pensée habituelles. A ce titre, y sont réexaminés certains concepts qui nous semblent familiers et qu’il est habituel de tenir pour acquis : la terreur, le terrorisme, la souveraineté nationale, la tolérance, l’hospitalité ou encore le cosmopolitisme.
Ce réveil en sursaut est aujourd’hui devenu le nôtre, nous qui nous trouvons en butte à la même impasse et à la même exigence : au lendemain des attentats du 13 novembre à Paris, comment faire en sorte que la pensée reprenne ses droits, sans rejeter la compassion, la tristesse, l’indignation – tous ces sentiments spontanés qui constituent le cœur de l’événement ? L’une des réponses possibles serait de relire cet ouvrage, né dans le sillage d’un autre impensable survenu il y a quatorze ans déjà, mais dont la logique n’a cessé de se propager et de s’amplifier jusqu’à nous. La philosophie après le 13 novembre : la faire, ou du moins la relire.
L’événement : une blessure infligée au temps courant de l’histoire.
L’événement du ’11 septembre’ : écrire le terme entre guillemets pour tenter d’en faire un concept est une manière pour Derrida de montrer la pierre d’achoppement de la philosophie. L’événement ne se conforme ni à une essence, ni à une loi, ni n’obéit à aucune vérité. Or le 11 septembre est encore au-delà : il constitue ce qu’il convient d’appeler, par distinction, un « major event », un événement majeur suffisamment « imprévisible et irruptif pour déranger jusqu’à l’horizon du concept ou de l’essence depuis lequel on croit reconnaître un événement comme tel ». C’est pourquoi, continue Derrida, « les questions ‘philosophiques’ restent ouvertes et peut-être au-delà de la philosophie même, dès lors qu’il s’agit de penser l’événement ».
Or pourquoi le 11 septembre marque-t-il à ce point une rupture dans le registre d’événementialité ? D’abord parce qu’il radicalise l’expérience de la limite : l’événement est ce qui surprend, et ce qui suspend la compréhension. « Toujours il inflige une blessure au temps courant de l’histoire, à la répétition comme à l’anticipation ordinaire de toute expérience ». Pour la première fois, par son ampleur, le 11 septembre ne lie pas seulement l’événement au présent (où il fait irruption) et au passé (qu’il modifie en faisant figure de limite), mais aussi au futur. « Une arme blesse et laisse à jamais ouverte une cicatrice inconsciente ; mais cette arme est terrifiante parce qu’elle vient de l’avenir ». C’est-à-dire que l’événement laisse présager que ce qui pourrait ou pourra arriver sera pire que ce qui est jamais arrivé. Son caractère traumatisant l’est en cela : par « la menace du pire à venir plutôt que par une agression passée et ‘finie’ ».
Le terrorisme : la techno-science brouille la distinction entre guerre et terrorisme
Ni guerre classique, ni guerre civile, ni guerre des partisans. Pour Derrida, le terrorisme met à mal toutes les catégories de guerre. A cela, une raison commune : la techno-science, qui change le rapport entre terreur et territoire. Ainsi, si une guerre classique se joue dans la confrontation directe et déclarée entre deux Etats ennemis, la guerre civile et la guerre des partisans a elle-aussi pour objet un territoire national. Le terrorisme n’a aucune géographie, et le 11 septembre en constitue l’une des prises de conscience les plus frappantes. « Bush parle de ‘guerre’ mais il est bien incapable de déterminer l’ennemi auquel il déclare qu’il a déclaré la guerre. ». De même, « A supposer que Ben Laden soit ici le décideur souverain, tout le monde sait que cet homme n’est pas afghan, qu’il est rejeté par son pays (par tous les pays, et par tous les Etats presque sans exception d’ailleurs). Les Etats qui l’aident indirectement ne le font pas en tant qu’Etats. »
Pour autant, la géographie ne suffit pas à distinguer définitivement la guerre du terrorisme. L’étymologie du mot « terrorisme » le rappelle bien : il a partie liée à la terreur. Depuis toujours, des Etats souverains infligent la terreur à leur peuple, notamment lors de la Révolution française et de la Terreur. Mais avec l’émergence à l’orée du XXIe siècle de la techno-science, la virtualisation brouille entièrement la distinction. A ce titre, le 11 septembre en est la première occurrence, en tant qu’événement comme surgi de nulle part, mais reste encore visible. Ce qui est à craindre, pour Derrida, est la virtualisation totale du terrorisme : lorsque la menace ne surgira plus du ciel et de quelques individus, mais du virtuel, se détachant de tout lien à un quelconque sol d’un quelconque Etat-nation pour aller attaquer les réseaux informatiques dont dépend de plus en plus la vie.
La souveraineté : déconstruire l’Etat-nation au profit des institutions internationales
La refonte urgente rendue incontournable par l’événement 11 septembre ne porte pas que sur nos outils linguistiques. Cette refondation doit aussi être celle des institutions juridico-politiques. Le terrorisme sans frontière illustre combien l’Etat-nation, attaché à un territoire, est chose du passé. Ce qu’il faut appeler de nos vœux, proclame Derrida, est de faire advenir un droit international, même si ce changement pourrait se produire « en une ou en vingt generations ». « Je ne dissumule pas le caractère utopique de l’horizon que je définis ainsi, celui d’une institution internationale du droit ou d’une cour internationale de justice, etc, disposant de sa propre force autonome ».
Qui plus est, rendre possible l’avènement de telles institutions internationales et transétatiques est la tâche même du philosophe. « Je serai tenté d’appeler philosophe, dans l’avenir, quiconque réfléchit de façon responsable à ces questions et demande des comptes à ceux qui ont en charge la parole publique, le langage et les institutions du droit international ».
L’hospitalité sans condition : le contraire de la tolérance
« La tolérance est d’abord une charité », précise d’emblée Derrida. A ce titre, la tolérance est toujours déjà de la côté du raison du plus fort et du côté de la souveraineté. La tolérance est « le bon visage de la souveraineté qui, depuis sa hauteur, signifie à l’autre : je te laisse vivre, tu n’es pas insupportable, je te laisse une place chez moi, mais ne l’oublie pas, je suis chez moi ». A l’inverse, et comme son pôle contraire, ce serait l’hospitalité qu’il faudrait appeler de ses vœux. Et l’auteur de rappeler que l’expression « seuil de tolérance », en France, a été employée afin de restreindre l’immigration par François Mitterand : à partir d’un certain « seuil » donc, l’assimilation ne pourrait se faire : la tolérance est une hospitalité conditionnelle et circonstanciée, en quelque sorte une permission accordée à l’autre de survivre.
Or l’hospitalité inconditionnelle est la condition éthique de toute politique, bien qu’elle ne puisse pas être politique elle-même, se révélant vite impossible à vivre et à organiser concrètement. A ce titre, il incombe de distinguer entre deux pôles indissociables et néanmoins hétérogènes : l’hospitalité inconditionnelle et l’hospitalité conditionnelle. « J’entends bien que ce concept de la pure hospitalité ne peut avoir aucun statut juridique ou politique. Aucun Etat ne peut l’inscrire dans ses lois. Mais sans la pensée, au moins, de cette hospitalité pure et inconditionnelle, de l’hospitalité elle-même, on n’aurait aucun concept de l’hospitalité en général, on ne pourrait même déterminer aucune norme de l’hospitalité conditionnelle (avec ses rites, son statut juridique, ses normes, ses conventions nationales ou internationales) ».
Le cosmopolitisme : la défense de l’héritage des Lumières
Déconstruire l’idée d’Etat semble à première vue mener en droite ligne au cosmopolitisme. Pourtant, au sens classique, celui-ci suppose toujours une forme de souveraineté étatique, et quelque chose comme un Etat mondial. Or la « forme-Etat » ne doit pas constituer le dernier mot de la politique. D’abord en raison de l’autonomie inconditionnelle qu’il faut postuler pour le sujet, qui est un « vivant singulier » avant d’être un citoyen. Si le cosmopolitisme rappelle le projet kantien hérité des Lumières, le 11 septembre, événement majeur engendré par le système mondial de l’information sans frontières, oblige à penser sa mise en place effective.
Cette question, Derrida ne fait que l’ouvrir sans y apporter de réponse effective. Le cosmopolitisme est porteur du dilemme suivant : comment instaurer un droit international en l’absence de gouvernement étatique mondial ? Une certitude pourtant : la politique internationale et la diplomatie de l’après 11 septembre ne pourra se passer de la philosophie.
Ingrid Luquet-Gad
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