Dans Sleeping Beauties, l’auteur Stephen King et son fils Owen imaginent un monde où les femmes s’endorment et où le chaos s’installe. Un tournant pour King, qui n’a pas toujours été tendre avec ses personnages féminins.
C’est un hasard de calendrier qui fait plutôt bien les choses. Alors que l’on ressent les déflagrations de l’affaire Weinstein, du mouvement #metoo et que les femmes veulent croire au changement, le destin a voulu que deux romans d’anticipation imaginent un monde qu’elles pourraient (enfin) dominer. Dans Le Pouvoir de Naomi Alderman (paru aux éditions Calmann Levy le 3 janvier 2018), ce revirement de situation et ce renversement des rapports hommes-femmes tourne plutôt mal. Dans Sleeping Beauties de Stephen et Owen King, c’est étrangement le contraire. Le roman, écrit à quatre mains par le père et le fils King et publié chez Albin Michel, se déroule dans la petite ville de Dooling aux États-Unis. Du jour au lendemain, les femmes de la ville qui s’endorment se retrouvent entourées d’un mystérieux cocon. Si la membrane est arrachée, elles se réveillent dans une rage meurtrière. Les habitants de la ville sont obligées de les laisser dormir. Au fur et à mesure, le chaos va se répandre au sein de la communauté.
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Stephen King et le féminisme
Le roman, paru l’été dernier aux États-Unis, a été un carton immédiat. Il a été salué par la presse pour son féminisme, sa réflexion sur le genre et sur les relations entre les sexes. Les médias l’ont souligné avec une petite pointe de surprise. Il faut dire que King a eu des relations compliquées avec le féminisme, et ce depuis son premier roman culte Carrie, paru en 1974. Ce dernier est sorti dans un contexte particulier d’avancement des droits des femmes, un an après l’arrêt historique de la Cour suprême “Roe contre Wade”, reconnaissant l’avortement comme un droit constitutionnel. Dans ce contexte, le roman de King, qui commence par les premières menstruations d’une adolescente et se termine par un massacre, a été lu comme la vision effrayée d’un homme sur la sexualité féminine. “Carrie parle de la manière dont les femmes trouvent leurs propre pouvoir, mais il évoque aussi la peur qu’ont les hommes face aux femmes et à leur sexualité”, admettra l’auteur dans Danse Macabre.
Sissy Spacek dans l’adaptation cinéma de Carrie, réalisée par Brian de Palma en 1976
Le portrait monstrueux des femmes ne s’arrêtera pas là et l’œuvre de King est traversée par des figures féminines castratrices (on pense à Annie Wilkes, l’héroïne de Misery qui séquestre et menace de castration son auteur préféré), par des mères démoniaques (Sonia Kaspbrak dans Ça, la mère de Carrie…) et des figures passives. Parfois, les femmes sont même littéralement des objets. Dans Christine, King imagine une voiture comme une figure féminine démoniaque, “une marchandise dans une société patriarcale” (Cars Are Girls: Sexual Power and Sexual Panic in Stephen King’s Christine, essai d’Edward Madden). Un passage de Ça, dans lequel le jeune personnage féminin doit avoir une relation sexuelle avec tous ses camarades masculins, a lui aussi été largement commenté comme étant un exemple du sexisme de l’auteur. Chez King, les plus belles amitiés sont des “bromance” qui se lient entre garçons ou entre hommes à l’image de la célèbre bande de la novella Le Corps (dont est adaptée le film Stand By Me de Rob Reiner).
En 1983, Stephen King avoue d’ailleurs dans une interview à Playboy que les accusations de sexisme sont “les plus justifiées” de toutes celles que les critiques peuvent lui adresser sur son œuvre. Cette prise de conscience donnera naissance à sa trilogie dite des “femmes battues” (“Abused wives trilogy”) composée des romans Dolores Claiborne (1992), Jessie (1992) et Rose Madder (1995), qui racontent tous les trois le destin de femmes maltraitées par leurs maris. Une tentative de King de se glisser dans la peau de personnages féminins et de dévoiler les rouages de la société patriarcale. Il dédiera d’ailleurs Gerald’s Game à sa femme Tabitha et à ses cinq sœurs.
Kathy Bates dans l’adaptation cinéma de Dolores Claiborne, réalisée par Taylor Hackford en 1995
Société matriarcale et enjeux féministes
Plus de vingt ans après cette trilogie, voilà que Stephen King et son fils Owen poussent la réflexion féministe plus loin en imaginant une société matriarcale. C’est Owen qui a pitché l’idée de Sleeping Beauties à son père. Selon son témoignage dans le Guardian, l’auteur est simplement venu voir Stephen King avec une question: “Et si, du jour au lendemain, les femmes du monde entier ne se réveillaient pas?” Le père est immédiatement emballé par l’idée et les deux écrivains commencent à se pencher sur l’effet qu’aurait ce phénomène étrange sur plusieurs lieux d’une petite ville: une prison pour femmes, un poste de police… Dans le roman, les femmes de Dooling se réveillent dans une réalité parallèle. Passée la surprise initiale, elle vont au fur et à mesure s’organiser en une nouvelle communauté un peu hippie et très bienveillante qu’elles nommeront “Chez nous”. Un nouveau départ entre femmes, que les King dépeignent comme une utopie libérée du poids du patriarcat. Le groupe féminin se réunit chaque semaine pour discuter et s’organiser. “Vers la fin de la réunion, écrivent les King, la discussion dériva, comme toujours, vers les choses qui leur manquaient. Ces discussions provoquaient presque immanquablement quelques larmes au sujet des garçons et des hommes, mais la plupart des femmes s’avouaient soulagées, au moins temporairement. Plus légères.” “Dans ce monde, estime l’un des personnages féminins, une fillette pouvait rentrer seule chez elle, la nuit tombée, sans avoir peur. Dans ce monde, le talent d’une petite fille pouvait se développer en même temps que ses hanches et sa poitrine”. Ce monde sans homme est vidé de sa violence. Les femmes enceintes se voient déjà élever des garçons dans cette nouvelle société.
La fable de Stephen et Owen King résonne aussi avec le présent et notamment avec les débats sur la charge mentale.
Du côté des hommes, la disparition des femmes fait basculer le monde dans le chaos et la violence armée. Sleeping Beauties puise dans l’histoire pour imaginer les réactions que pourrait engendrer cette soudaine disparition. Certains hommes brûlent les cocons comme on brûlait les sorcières; les spécialistes médiatiques évoquent une “hystérie collective” ; les éditorialistes blâment le féminisme d’avoir éteint les femmes et bien sûr certains tentent de violer ces corps inertes. Le roman est aussi marqué par le contexte politique actuel et par la présidence Trump, qui est mentionnée plusieurs fois au cours des chapitres. Dans le conte La Belle au bois dormant, le sommeil de la princesse donne des ailes au héros qui va tout faire pour la secourir. Chez King, le sommeil des femmes n’entraîne que la destruction. “Une femme n’a jamais déclenché une guerre” note Evie, une mystérieuse émissaire qui est la seule à avoir le pouvoir de se réveiller.
Charge mentale
La fable de Stephen et Owen King résonne aussi avec le présent et notamment avec les débats sur la charge mentale. Elaine, l’un des personnages du roman, est mariée avec Frank, un homme colérique et agressif qui ferait tout pour sa fille. Lorsqu’elle s’endort enfin, elle se sent mieux rien qu’à l’idée de ne plus devoir mettre les slips de son mari dans la machine à laver. “Combien de fois avait-elle demandé à Frank de mettre son linge sale dans le panier? se demande-t-elle. Ça ne lui suffisait pas qu’elle le lave et le repasse, il fallait qu’elle le ramasse aussi?” Les personnages féminins sont accablés par leurs responsabilités professionnelles et personnelles, elles occupent parfois “des petits boulots merdiques” et s’occupent des enfants en silence. Et si, se demandent les auteurs, tout ce dont les femmes avaient besoin, c’était de repos?Ce que l’on peut reprocher au roman d’Owen et Stephen King c’est que, malgré ses bonnes intentions, il reste assez essentialisant et hétéronormé. Les hommes sont-ils tous violents et les femmes tendent-elles toutes vers un idéal maternel de paix, de douceur et de réconciliation? Ils tentent de proposer quelques personnages plus nuancés mais malgré la longueur du roman, on peine parfois à sortir d’une distinction un peu trop simpliste des genres. À peine le roman sorti, les droits ont déjà été achetés par la société de production Anonymous Content pour une adaptation télévisuelle. De quoi donner un souffle toujours plus féministe aux séries américaines.
Pauline Le Gall
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