[Le monde qu’on veut #27] Chaque semaine, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir. Aujourd’hui, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), auteur de Géopolitique du Covid-19 (éd. Eyrolles), décrypte les effets de la pandémie sur le monde occidental.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 24 : Youcef Brakni : “Rester en vie après une interpellation quand on est Blanc·hes, c’est un privilège”
>> Episode 25 : Guillaume Périssol : “Le système pénal cible davantage les classes dominées”
>> Episode 26 : Daniel Tanuro : “Le capitalisme va nous effondrer, à moins que nous ne l’effondrions”
La catastrophe sanitaire de la Covid-19 ne bouleverse pas seulement l’économie mondiale. Ce sont les relations internationales et géostratégiques elles-mêmes qui se recomposent sous son effet. Mais comment ? Est-ce vraiment la fin de la mondialisation ? La Chine en sort-elle renforcée ? La coopération internationale est-elle désormais en odeur de sainteté ? Autant de questions auxquelles Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), enseignant à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris-VIII, et auteur de Géopolitique du Covid-19 (éd. Eyrolles), répond pour Les Inrockuptibles.
Êtes-vous surpris par l’onde de choc internationale qu’a provoqué cette crise ? Pouvait-on s’attendre à ce qu’un virus perturbe l’ordre mondial comme il l’a fait ?
Pascal Boniface – Effectivement ça a été une surprise, car on ne pensait pas qu’un virus pouvait frapper si rapidement le monde entier, même si des avertissements avaient été émis par différents livres blancs [sur la défense et la sécurité nationale, ndlr] et rapports de la CIA sur les risques d’une pandémie. L’ampleur et la rapidité de l’expansion de la pandémie de Covid-19 ont pris beaucoup de gens de court. Si on m’avait dit en décembre 2019 que le monde entier serait bloqué en avril 2020, j’aurais été relativement incrédule. Il y a donc eu une surprise générale. Le fait que les pandémies précédentes ont été rapidement contenues a induit pas mal de gens en erreur.
Dans votre livre vous énumérez ces livres blancs, ces “signaux faibles”, et vous concluez que “gouverner c’est prévoir, et dans le cas présent rien n’a été prévu”. La gestion de la crise par les Etats vous laisse donc sceptique ?
On peut distinguer trois types de pays : ceux qui dès le départ ont pris les mesures nécessaires (Chine, Corée du sud, Taïwan, Singapour, Nouvelle-Zélande, Vietnam) ; les pays qui ont été pris de court mais qui ont réagi, même avec retard ; et ceux qui ont persisté dans le déni. La communication des pays occidentaux, au départ, était plutôt dans le déni de l’importance de la crise. La communication en France sur le fait que les masques n’étaient pas nécessaires – non pas parce que des études le disaient mais parce qu’on n’en avait pas ! -, a fait douter de la parole gouvernementale. Cependant les pays qui se sont enfoncés dans le déni, comme le Brésil ou les Etats-Unis, payent un prix beaucoup plus cher que ceux qui, fut-ce avec un temps de retard, ont pris la mesure du défi sanitaire qui était posé.
Vous écrivez que parmi les leçons à tirer de la crise, le monde occidental devra sûrement “apprendre à faire preuve de modestie”…
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en termes stratégiques ou généraux, le monde occidental n’est pas habitué à la modestie. Il pense qu’il a des valeurs supérieures, qu’il est plus puissant. Comme il a dominé le monde pendant cinq siècles, il a en grande partie conservé des habitudes qui sont en décalage par rapport à la réalité. Dans un premier temps, on s’est donc dit que les pandémies étaient pour l’Asie, pour l’Afrique, mais que ça ne concernait pas le continent européen ou le continent américain. Or on a vu des fosses communes à New York, sur Hart Island, dans la ville phare de la globalisation et de l’opulence, car les services funéraires étaient débordés. Ça a été un choc profond. Le monde occidental a été pris de court par la rapidité de l’expansion de la maladie. Certains ont réagi, d’autres sont toujours dans le déni.
A vous lire, on a l’impression que cette crise a accéléré le rattrapage de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis sur le plan économique et géopolitique ?
Quand la crise est survenue, certain·es commentateurs·trices ont pensé que c’était la preuve que la Chine n’était pas un pays aussi développé que ce que les responsables chinois disent eux-mêmes. Ils·elles ont cru que la croissance chinoise faisait partie du passé, que son ascension insolente à l’égard des autres pays serait brisée net par la crise. C’était une joie mauvaise pour celles et ceux qui voient dans la Chine une menace, et qui se sont réjouis de la voir être mise à l’arrêt. Mais la pandémie s’est exportée, et c’est l’ensemble des pays du monde qui a été mis à l’arrêt économique. Par ailleurs, le poids de la Chine est telle, avec 17 % du PIB mondial, que le monde entier en souffre lorsqu’elle s’arrête, y compris ses rivaux japonais et américains. De plus, la Chine est repartie, et va en global moins souffrir économiquement que les autres pays. Elle aura une croissance peut-être nulle cette année, mais ce sera mieux que la récession.
On peut donc dire que la Chine continue son rattrapage constant des Etats-Unis. La crise de la Covid-19 ne suffira pas à la faire passer devant, mais ce phénomène paraît plus inéluctable que jamais de par l’incurie de Trump – tant du point de vue de sa politique intérieure que par son action internationale. C’est la première fois depuis 1945 qu’une grande crise mondiale a lieu sans que les Etats-Unis jouent un rôle moteur. La Chine a eu un rôle moteur, comme l’Europe dans une moindre mesure. D’où l’angoisse américaine de voir la Chine poursuivre cette ascension malgré la crise.
“C’est la première fois depuis 1945 qu’une grande crise mondiale a lieu sans que les Etats-Unis jouent un rôle moteur.”
Cette crise témoigne tellement des interdépendances entre Etats, qu’il serait logique qu’elle plaide en faveur d’une coopération internationale. Or on a plutôt l’impression que les relations internationales se tendent…
Dans un premier temps effectivement, le “chacun pour soi” a dominé, y compris au niveau européen. Mais ce que cette crise a montré, c’est que jamais le monde n’a été aussi global. Qu’est-ce que la globalisation ? C’est la contraction du temps et de l’espace. Or une pandémie qui se répand en moins de trois mois dans le monde entier, c’est le symbole – certes tragique, mais réel – de la globalisation. Jamais la globalisation n’est apparue aussi évidente, et en même temps, jamais l’absence d’une gestion collective de la planète n’est apparue aussi évidente. Quand le premier pays du monde refuse toute coopération, et qu’il est suivi par le 8eet le 13e, à savoir le Brésil et l’Australie, il est difficile d’avoir une réponse multilatérale. Or face aux défis globaux, il ne peut y avoir qu’une réponse multilatérale.
C’est ce qu’exige aussi la crise écologique par exemple…
Oui, ce qu’on dit sur la Covid-19 est aussi vrai pour le réchauffement climatique. Mais des pays sont dirigés par des climatosceptiques, ce qui empêche d’avoir une réponse adaptée à ce défi très urgent. Il y avait des signaux faibles qu’une pandémie pouvait bloquer l’économie mondiale ; il y a des signaux forts qui montrent que le réchauffement climatique est une menace pour l’humanité, envoyés par la quasi-totalité de la communauté scientifique, des responsables associatifs et d’ONG, ainsi que des dirigeants mondiaux.
“C’est certainement la fin de l’ivresse de la mondialisation”, concluez-vous. Plus que le krach boursier de 2008, vous pensez que cette crise laissera des traces indélébiles ?
C’est la fin de l’ivresse de la mondialisation, mais l’étude du passé ne prête cependant pas à l’optimisme. Après la crise de 2008, on a dit qu’il fallait lutter contre les paradis fiscaux, séparer les banques d’affaires des banques de dépôt et lutter contre la financiarisation de l’économie. Mais on n’a rien fait de tout ça. Dès que la crise est passée, on a recommencé comme avant. Chacun dit qu’il faut tirer les leçons de cette pandémie, mais beaucoup d’acteurs importants ne veulent déjà en tirer aucune. On peut craindre que ce soit ce qui se produise. Le président des Etats-Unis lui-même n’est même pas d’accord sur l’existence d’une crise mondiale. Il a pour réponse non pas plus de multilatéralisme, mais plus d’unilatéralisme ! Et il n’est pas le seul à en douter.
Paradoxalement la crise a eu pour effet un retour à l’Etat-nation ?
Je n’ai jamais cru, comme certain·es de mes collègues, que la mondialisation avait effacé les frontières et que l’Etat était devenu un acteur obsolète des relations internationales. Tous les conflits récents les plus importants sont des conflits de frontières : allez demander aux Ukrainiens, aux Russes, aux Criméens, aux Isréliens, aux Palestiniens, aux deux Corées, etc. L’Etat reste l’acteur pivot des relations internationales. Tous ceux qui pensaient, sous l’ivresse de la mondialisation, que celle-ci allait l’effacer, en sont pour leurs frais. Ni les frontières ni les Etats n’avaient disparu dans la période irénique de la mondialisation. Les frontières telles qu’elles existent actuellement, dans le cadre de la pandémie, ne vont cependant pas durer indéfiniment. La Covid-19 n’a pas recréé durablement des frontières qui soient complètement hermétiques.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Géopolitique du Covid-19. Ce que nous révèle la crise du Coronavirus, de Pascal Boniface, préface de Roselyne Bachelot, éd. Eyrolles, 190p., 13,90€
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