On la dit tantôt anxiogène, démente ou sereine, mais dès qu’il s’agit d’en donner une définition précise, il n’y a plus personne. L’ambiance est pourtant un concept clé pour le philosophe Bruce Bégout, qui lui consacre un ouvrage savant. Alors que certaines ambiances nous manquent tant dans la crise du Covid, nous l’avons longuement interrogé.
C’était un angle mort de la philosophie : l’ambiance, cette atmosphère insaisissable et évanescente par nature, qui nous enveloppe et nous traverse insensiblement, n’avait jamais fait l’objet d’une étude conceptuelle approfondie. Alors que cette notion nous paraît commune et qu’elle sature le langage ordinaire (“qui a cassé l’ambiance ?”), sa connaissance nous échappe souvent. Le philosophe, professeur à l’université de Bordeaux, Bruce Bégout, connu pour son travail sur les espaces urbains, comble cette lacune avec Sur le concept d’ambiance (Seuil) : une somme savante aux implications considérables. En effet, la clarification du concept d’ambiance conduit à changer de point de vue sur l’écologie. “L’ambiance peut être une nouvelle manière de penser, non pas la relation avec l’environnement, mais l’appartenance à l’environnement”, explique l’auteur. Alors qu’une chape de plomb ambiancielle (“une crainte sans frontière”) s’est abattue sur tous les êtres humains en cette année 2020 historique, tentons d’y voir plus clair, en attendant le réveil du monde de la nuit… Entretien.
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Dans vos précédents livres, vous n’étiez jamais loin du concept d’ambiance, mais vous ne l’aviez jamais abordé aussi frontalement. Comment en êtes-vous arrivé à cette confrontation ?
Bruce Bégout – Tout est parti d’un séminaire de master que je donnais à mon université de Bordeaux, au début des années 2010. Il avait pour thème une approche philosophique, sensorielle, pratique et symbolique de la nuit. Pendant le cours, j’ai employé ce terme d’ambiance, car au fond, ce qui distingue la nuit du jour, c’est essentiellement une modification profonde de l’ambiance dans laquelle nous sommes. Je me suis alors arrêté en plein cours, j’ai noté ce mot dans mon carnet, et à la fin de la séance, je suis revenu vers ce terme, ça a été un déclic. Dans mes travaux sur le quotidien ou l’urbanité américaine, il était aussi question d’atmosphère, de même que dans mon livre sur le Motel [Lieu commun, éd. Allia, 2003, ndlr]. Mais je n’avais pas fait alors de l’ambiance, un thème central. Je frôlais ces questions de climat affectif, d’atmosphères, de tonalités affectives des lieux, mais je ne les avais pas formalisées ainsi. En 2011, j’ai donc commencé ce travail au long cours qui a abouti en 2018 à une thèse d’habilitation, et aujourd’hui à ce livre. Depuis, je m’aperçois que ce terme central me permet de mieux comprendre ce que je voulais dire et penser lorsque je m’intéressais au milieu des années 2000 à la vie urbaine, suburbaine, et aux rapports qui se tissent entre les individus et leur environnement. Le terme d’ambiance sert à repenser notre présence dans un environnement changeant, complexe et multiple.
La première ambiance particulière que vous mentionnez est en effet la nuit. Comment illustre-t-elle ce que vous voulez dire ?
C’est une citation d’Eugène Minkowski, un psychiatre français, dans Le Temps vécu. C’est sans doute l’un des premiers penseurs, dans les années 1920, à donner une valeur théorique et scientifique à l’ambiance. Et ce n’est pas un hasard si c’est à travers une analyse des effets du nocturne sur la psyché humaine. Au fond, la nuit n’a pas véritablement d’objectivité. C’est une modification quasiment invisible de la lumière, du son, de l’espace alentour. C’est un temps et un moment plus solitaires. Ce qui change dans la nuit, c’est cette dimension ambiancielle ou atmosphérique de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde. L’ambiance, comme la nuit, n’est pas réductible à des choses tangibles. C’est quelque chose dans l’air qui se modifie.
Même le crépuscule produit une ambiance très particulière. Ce qu’on appelle ce moment “entre chien et loup” désigne une indétermination, une incertitude inquiétante ou exaltante. C’est une modification ambiancielle : elle n’est pas simplement perceptible, mais aussi et surtout affective. C’est la façon dont ce qui nous entoure, ce que les Grecs anciens nommaient le “périékhon”, nous affecte. J’insiste sur cette dernière dimension : ce qui est présent, c’est d’abord un rapport affectif au monde. Dans le nocturne, ce qui est important n’est pas l’obscurité en tant que telle, c’est la présence affective de l’obscurité, qui peut être inquiétante, mystérieuse, sereine ou rassurante. Alors que le jour est le lieu et le moment de l’excitation, du travail, du souci. C’est donc un bon exemple, parce qu’on voit d’emblée la dimension affective de ce qui nous environne, ce que je nomme le moment tonal.
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C’est la raison pour laquelle la nuit urbaine nous manque tant dans les périodes de couvre-feu ? Parce qu’elle procure des ambiances qui sont inaccessibles de jour ?
Oui, certainement. L’ambiance nocturne est multiple. Elle peut être festive, méditative, inquiétante. C’est aussi le moment où les règles sociales sont modifiées, voire transgressées. L’ambiance affective de la nuit tient compte de tous ces paramètres sensoriels, mais aussi sociaux et historiques. En période de couvre-feu, on est privé d’une certaine ambiance, au profit d’une autre qui est au fond celle de la nuit passée chez soi, à son balcon, dans une sorte de réclusion temporaire. A chaque lieu et à chaque moment correspond cependant une ambiance particulière. L’ambiance de 22h n’est pas celle de 2h du matin, ni celle de 6h du matin. La nuit elle-même a plusieurs ambiances à différents moments de son déroulement, en fonction des lieux, des personnes, des événements. Les ambiances émergent sans cesse, passent et disparaissent, d’où la difficulté de les analyser, de les fixer dans des mots, de les comprendre avec des concepts.
Les situationnistes qui pratiquaient la psychogéographie urbaine en avaient bien conscience, lorsqu’ils tentaient de relever les “zones de climats psychiques tranchés” ?
Ce qu’ils appelaient “la dérive” était en effet une recherche, une traque, voire une chasse aux ambiances. Il fallait d’abord repérer dans la ville des ambiances étranges, décalées, passionnantes, qui sont toujours en marge de l’espace public commun, marchand, étatique. Et à partir de ce repérage, il s’agissait d’en construire de nouvelles. Il y a en effet toute une théorie de l’ambiance chez les situationnistes, que j’avais décortiquée dans Dériville (éd. Inculte, 2017). Ils ont fait un usage à la fois artistique et politique du terme d’ambiance. Elle est, pour eux, la quintessence du moment passager et émouvant, une phase du temps qui ne reviendra pas et qui est vécu en commun au sein de la petite communauté.
La flânerie urbaine, qui naît avec Mercier, Restif de La Bretonne, Baudelaire, Balzac, est aussi typique d’une recherche d’ambiances. Baudelaire lui-même parle de l’évaporation du Moi, pour dire que la conscience s’évapore dans le milieu et devient ambiance elle-même. C’est un grand collecteur d’ambiances. Il a une puissance d’imprégnation par rapport au moment et au lieu qui est très forte. On le voit tant dans Les Fleurs du mal que dans les Petits poèmes en prose.
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Quelles sont les conditions à réunir pour être un bon chercheur d’ambiances ?
Tout dépend de l’ambiance que l’on cherche, car il y en a partout. Mais il y a des gens qui vont chercher des ambiances plus rares, extraordinaires, marginales, étranges, dangereuses, par exemple ceux qui pratiquent l’Urbex. Les avant-gardes artistiques depuis deux siècles ont adopté aussi cette démarche : les futuristes, les symbolistes, les situationnistes. Je m’intéresse en ce moment au Suicide Club : une sorte de société secrète et festive à San Francisco en 1977 qui s’intéressait à toutes ces pratiques urbaines. Des années plus tard, ce sont certains membres du Suicide Club qui ont d’ailleurs créé le festival Burning Man. Dès 1977, quand on lit leur lettre d’information, la Nooseletter, ils s’étaient mis en quête d’atmosphères d’aventure, décalées, carnavalesques. Ils voulaient découvrir au cœur de la ville un vrai terrain de jeu, contre le divertissement mainstream de Disney et de l’industrie du spectacle.
Il y a donc toujours eu ces chercheurs d’ambiances : Thomas de Quincey, Walt Whitmann, Jacques Réda… La difficulté de cette recherche, c’est que les ambiances ne sont pas comme des papillons : on ne peut pas les coller sur un tableau de liège. Les ambiances sont passagères, elles s’évanouissent. On peut bien tenter de les enregistrer, les décrire, les recréer. Mais elles ont quelque chose d’évanescent qui fait d’ailleurs tout leur charme, positif comme négatif.
Vous êtes d’ailleurs plutôt critique vis-à-vis du tournant atmosphérique des sciences humaines, comme s’il relevait d’un abus de langage ou d’un malentendu…
Mon travail s’inscrit dans ce mouvement et le critique. C’est une position plus ambiguë. C’est vrai qu’en esthétique, en psychiatrie, en sociologie, en anthropologie, beaucoup de gens utilisent le concept d’ambiance depuis une trentaine d’années. C’est presque devenu un paradigme nouveau dans les sciences humaines. La difficulté à mon avis, c’est qu’ils n’en font pas une étude conceptuelle, et utilisent donc ce concept de manière assez lâche, contextuelle, sans recul. J’observe ce tournant, je suis d’une certaine façon influencé par lui, j’ai lu et étudié les travaux de Schmitz, Böhme, Griffero et consorts, qui sont souvent très intéressants du point de vue descriptif, sauf que leurs analyses proprement philosophiques dépendent trop souvent de préjugés théoriques. Mon travail vise à montrer que l’ambiance est un concept clé pour repenser notre relation au milieu.
Très souvent, l’écologie scientifique travaille avec des concepts obsolètes, dualistes. Or l’ambiance peut être une nouvelle manière de penser, non pas la relation avec l’environnement, mais l’appartenance à l’environnement. Ce travail invite aussi, au-delà d’une analyse des ambiances, à une réélaboration d’une ontologie générale, moins chosale et dualiste, plus médiale. Au fond, ce qui m’intéresse ce n’est pas l’Etre, mais l’Entre, ce qui existe entre les choses et les états de conscience et qui n’est ni les premières ni les seconds.
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Comment définissez-vous votre méthode, l’éco-phénoménologie ?
L’écologie, terme inventé par Haeckel au XIXe siècle, se présente comme l’analyse des relations entre des organismes et des milieux. Au fond, elle part du postulat qu’il y a deux êtres différents : d’un côté les milieux et de l’autre les organismes. Mon postulat est qu’avant cette séparation, il y a quelque chose de commun. Nous sommes tous faits d’eau et d’air, il y a donc quelque chose en nous qui est homogène à ce qui nous entoure. L’éco-phénoménologie soutient que le phénomène premier, c’est l’appartenance, pas la séparation, l’homogénéité, non la différence. Nous sommes du même être que tout ce qui nous entoure, et c’est en prenant en compte cela que nous allons penser nos relations avec les autres organismes, le milieu, etc. Il s’agit donc de changer le paradigme de l’écologie. L’ambiance est une preuve empirique du fait que notre relation aux environnements n’est précisément pas une relation. Nous sommes enveloppés par quelque chose qu’on ne peut ni référer à soi-même, ni au monde extérieur.
C’est la raison pour laquelle, même si les ambiances sont abstraites, nombre de pathologies peuvent s’expliquer par une désintégration de l’expérience tonale ?
Oui, d’ailleurs les premiers à avoir pris à bras-le-corps le concept d’ambiance sont les psychiatres. Ils se sont aperçus, dans la clinique des pathologies mentales, que souvent l’un des premiers symptômes était la distorsion d’ambiance, la perte du sentiment atmosphérique : des gens qui ne ressentent plus aucune atmosphère de familiarité, même dans leur environnement familier, et qui sont incapables d’ouvrir une porte par exemple. Ils ont perdu l’assise atmosphérique qui les porte habituellement dans le monde commun. La psychiatrie – que ce soit Binswanger, Minkowski, Tellenbach ou d’autres – utilise beaucoup le terme de tonalité, d’atmosphère. On le voit encore de nos jours avec les atmosphères paranoïaques, et les théories du complot qui se répandent. Ce n’est plus seulement la pathologie de gens qui ont des problèmes de distorsion du jugement, c’est quasiment une maladie sociale, une perturbation générale de notre flair ambianciel.
Comment expliquez-vous l’émergence de ces atmosphères paranoïaques, dans le contexte de la pandémie ?
Je pense qu’il y a un tel vertige de commentaires en tous sens sur tous les réseaux et les chaînes d’info qu’au fond ça produit un brouhaha qui devient plus important que les contenus. La structure médiatique elle-même est sans doute l’une des causes de cette perturbation de la vision du monde. Avec les réseaux sociaux, les blogs, YouTube, tout le monde croit être mieux informé que son voisin et se prend pour un enquêteur, un lanceur d’alerte. Or, je crois que dans ce maelström d’informations et de fake news, tout le monde est plus ou moins désorienté, parce que l’accès lui-même au monde par le biais des NTIC [Nouvelles Technologie d’Information et de Communication, ndlr] est désorientant, et que, en outre, le confinement empêche la confrontation directe et faciale des idées. Dans cette situation hors sol, reclus chez soi, chacun se construit son petit monde derrière son écran d’ordinateur, son monde fantôme, comme le disait déjà Anders en 1956. Notre cerveau se perd dans ce labyrinthe borgésien qui rend les gens littéralement fous. J’ai beaucoup d’échos de psychiatres qui, depuis six mois, voient arriver des gens qu’ils n’avaient jamais vus auparavant. Des gens qui sont affectés par les événements liés à la pandémie, mais aussi par l’incapacité psychique de les maîtriser.
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Comment caractérisez-vous l’ambiance de cette époque ?
C’est toujours difficile de répondre à ce genre de questions. Disons que la tonalité affective de notre époque, même avant le Covid, n’était pas à la joie. Il y avait déjà la crise migratoire, le terrorisme, le réchauffement climatique, la crise des Gilets jaunes. Ce qui est sans doute nouveau aujourd’hui et spectaculaire, c’est qu’avec la pandémie, on vit une atmosphère mondiale. Quasiment tous les pays connaissent les mêmes restrictions de déplacement, les mêmes techniques de confinement, de distanciation sociale, de port du masque. Cela crée une atmosphère mondiale très particulière, une crainte sans frontière et commune à tous les êtres humains. Mais il y a aussi des ambiances locales, liées aux lieux et aux gens qui nous entourent, qui sont aussi structurantes. Notre expérience est comme un mille-feuille : il y a aussi et heureusement des ambiances dominantes et des sous-ambiances dans notre vie, une multiplicité de nappes ambiancielles qui, au travail, dans la rue, en famille, nous traversent chaque jour et nous portent. C’est peut-être là que réside un motif d’espoir. Il ne faut pas céder à cette atmosphère dominante délétère qui conduit au repli sur soi, à la colère sans objet, au délire paranoïaque, à des formes d’abandon d’esprit critique et même à un manque de confiance en soi nécessaire pour agir.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le concept d’ambiance, de Bruce Bégout, éd. Seuil, 408p., 25 €
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