Ex-hardeuse, auteure du premier manifeste féministe pro-sexe en VF, réalisatrice porn alternative et documentariste sur la question, Ovidie devrait être intronisée à l’Académie sexuelle. Il n’est jamais trop tard. Commençons ici.
À seulement 35 ans, on peut considérer l’auteure du guide Osez être une maman sexy (son dernier ouvrage, à La Musardine) comme une… maman, celle d’un courant féministe pro-sexe qui, petit à petit, a fait des petit(e)s ici. En important des théoriciennes et performeuses américaines -Annie Sprinkle, Veronica Vera, Betty Dodson… -, en tenant la caméra le poing dressé pour un porno alternatif, éducatif, en propageant des textes perçus d’antan comme radicaux et aujourd’hui davantage reconnus comme des témoignages de lucidité et de bon sens, Ovidie a popularisé une idéologie en marge. Il fallait être patiente. Ovidie l’est, patiente, d’une sérénité douce, de celle qui a vécu, a donné, de sa personne, de son corps, de son âme, comme un cobaye qui s’est introduit dans l’envers du décor sexuel pour mieux tordre le cou aux idées reçues, jusqu’au torticolis.
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Paris, gare d’Austerlitz, il fait beau sur le toit de la terrasse. Le soleil a du mal à aller se coucher. Ovidie est sapée tout de dark, ce qui l’attire, ce flambeur, et l’empêche de s’évanouir de l’autre côté de la ville. Tous genres confondus dans le cinéma, X ou Y, Ovidie est synonyme de plein de choses: convictions, prises de risques et de positions, progressisme… On la reconnaît sous les lunettes noires. L’appareil photo se charge des flashs, nous, du flash-back. Go. Son tempérament de feu se manifeste la première fois le 25 août 1980, à Lille; à partir de cette date, les 80’s peuvent commencer. Issue d’une famille de la classe moyenne -intellectuellement élevée et politiquement de gauche- Éloïse, pour le civil, grandit avec un modèle parental équilibré -pas de patriarcat pesant ou d’inégalité quelconque qui la pousseraient a priori à se rebeller.
Et pourtant. À l’instar de Coralie Trinh Thi -qui savait lire à 4 ans, qui a sauté le CP…-, Ovidie a toujours été précoce, en avance, aussi parce qu’elle a toujours su prendre du recul. Dès 14 ans, elle fait partie de plusieurs groupes d’extrême gauche, libertaires, anti-sexistes, comme pour aller voir plus loin que ce qu’on lui a inculqué. Au même âge, elle perd sa virginité. Elle quitte le foyer familial à 16 ans, l’âge du permis de s’enfuir. À cette période, elle pratique des activités solitaires, lire, s’instruire, voir des films interdits, du porno, un genre décrié par ses camarades militants: les femmes y soumettraient leur corps-marchandise au grand capital, comme les prostituées.
“Quand j’ai voulu réaliser dans une perspective plus féminine et féministe, on me disait qu’il n’y avait pas de marché pour ça.”
Nous sommes à l’époque des locations de VHS. Dans “vidéo-club”, il y a “club”, ceux-ci lui permettent des rencontres exaltantes et, pour le coup, pas sans lendemain. Le premier film pornographique qu’elle loue -au sens d’emprunter mais aussi de porter au sacre, comme un baptême de feu- c’est Latex de Michael Ninn. Pour la suite, pas de sexe sans Latex? Pas de porno sans cette découverte? En tout cas, pas un feu de paille: Ninn est un esthète raffiné qui a trempé sa patte d’auteur porno dans plusieurs registres, de la comédie à la science-fiction en passant par des films à l’eau de rose aphrodisiaques -rien à voir avec du porn cheap monté à la-va-comme-je-pousse et sans vision: “Du coup, je trouvais le porno moins mauvais que ce qu’on en décrivait. Mais j’ai eu de la chance: dans la deuxième partie des 90’s, il y avait des grosses merdes. J’ai vu aussi Fingered de Richard Kern, Annie Sprinkle.”
On ne choisit pas sa famille: ses parents spirituels, si. Sprinkle, proclamée prêtresse du sexe, ouvre à Ovidie les portes d’une autre perception sur l’émancipation féminine, par le corps, s’en accaparant comme d’un outil de pouvoir, de domination. Annie Sprinkle défend le travail du sexe, elle est performeuse et actrice X, éducatrice sexuelle et auteure du premier manifeste porno féministe -comme plus tard Ovidie herself en France avec Porno Manifesto. En attendant, comment dénicher ses pépites underground à l’époque, sans les clefs de l’Internet? Ovidie croise le regard d’Annie Sprinkle sur le papier glacé d’un fanzine américain. Puis, par analogie, elle voit les vidéos didactiques concoctées par Fanny Fatale (Deborah Sundahl) qui tournent autour du point G et, de fil de string en talons aiguilles, les premières prods de Candida Royalle.
À l’ère des communautés qui se regroupent en passions post-fétichistes (fans de pandas transsexuels ou de nains unijambistes), ça peut sembler simple, mais non: “Un bien n’est agréable que si on le partage”, affirmait Sénèque, et Ovidie reste la seule membre de sa communauté. Plus tard, Internet change évidemment la donne, la solitaire devient pote avec Erika Lust et plein d’autres, dont… Annie Sprinkle! Leurs parcours parallèles étaient faits pour se croiser. Mais pour l’instant, elle est seule. Et ce n’est sûrement pas sur le soutien de ses camarades -pourtant prétendument libertaires- qu’Ovidie peut compter quand elle pose son premier orteil dans le porno: elle postule chez Dorcel (la boîte la plus sérieuse) dès 18 ans, majeure, vaccinée, son DEUG de philosophie en poche et une grille de lecture sexuelle déjà bien avancée. “C’est limite si je ne suis pas traitée de traîtresse. On m’explique que je suis opprimée sans en avoir conscience tellement j’intègre des schémas de domination.” Bla bla bla. Héraclite: “Les chiens aboient contre ceux qu’ils ne connaissent pas.” Ça sera l’exergue de Porno Manifesto. Entre son premier film et le deuxième, six mois s’écoulent, une éternité “quand beaucoup en tournent 50 en un an”, soit le temps nécessaire pour réfléchir ce à quoi elle consentira ou non (par exemple, pas de sexe sans latex -nous avions donc raison quelques lignes plus haut). Elle tourne, ça tourne bien. Mais c’est quand elle réalise qu’Ovidie se réalise. Vraiment.
© Catherine Calvanus
Elle n’a que 20 ans quand elle passe derrière la caméra pour Orgie en noir. Esthétique mortuaire (à l’image du titre), mais contenu revitalisant pour le cinéma de ce genre. En vérité, un premier essai au sens de tentative, hybride entre le X et Z, un film mal branlé mais bien bandant qui pèche non pas par ses imperfections (au contraire, ça le rend charmant de spontanéité bricolée et il est un fort bel hommage au cinéma bis) mais par son côté encore trop formaté qui sera toutefois formateur.
Une beauté du geste qui s’apparente moins à un doigt d’honneur qu’à un premier pas. Il faut faire le grand écart entre ses intentions et la production; si le porno a une vocation masturbatoire, il ne doit pas trop se replier sur les délires onanistes de son auteur. “Quand j’ai voulu réaliser dans une perspective plus féminine et féministe, on me disait qu’il n’y avait pas de marché pour ça. Les mouvements alternatifs n’existaient pas: si tu voulais réaliser du porn, il fallait le faire dans ce circuit. Si j’ai pu sauver le côté Z, le film ne correspond pas à la sexualité que je voulais représenter. En plus, j’ai commis une erreur: c’est le seul film que j’ai réalisé dans lequel je joue.” Y joue aussi Titof, bel éphèbe rimbaldien avec ses “yeux d’un bleu pâle inquiétant” comme le disait Verlaine à propos de son amant. Titof est bisexuel. Dans le milieu (comme dans la vie, en fait), la bisexualité masculine est pointée du troisième doigt quand le coït entre nénettes est encouragé -bref, il faut répondre à la demande du mâle hétéro, comme s’il n’y avait que les hommes qui se gargarisaient d’images porn et que les femmes pouvaient se toucher (façon de parler).
“À partir du moment où tu fais passer un message subversif, tu es récupérée par le spectacle.”
Par son activisme porn, Ovidie atteint un bon degré de notoriété. Elle passe à la télé -“pute et flic”, comme elle la qualifie dans Porno Manifesto. Face aux Chiennes de Garde, Ovidie devient -pour reprendre le roman de Despentes- une chienne savante: on la surnomme “l’intello du porno”, une façon de la mettre en avant (à juste titre) autant que de mépriser le milieu du X supposé illettré. “Je suis passée d’une situation où je distribuais 50 tracts avec des gens plus ou moins à même d’écouter à celle où je m’adressais à plein de monde -mais avec une bonne partie qui comprenait de travers. À partir du moment où tu fais passer un message subversif, tu es récupérée par le spectacle. À l’époque, les gens ne voulaient pas entendre parler du tout de porno féministe, alors qu’il y a quelques jours, j’ai fait une interview pour Marie France!” Les temps changent. Elle commence à y défendre naturellement la sodomie masculine, le fist, des points encore sensibles. Les sextoys. Pendant longtemps, pour Canal +, ces derniers sont considérés comme… Des armes! Hum.
Mais Ovidie fait avancer le schmilblick. En plus de montrer des jouets, Le Baiser (sorti en 2015) sera le premier film hétéro sur la chaîne cryptée à montrer une scène de bisexualité masculine. Une bataille télévisuelle de gagnée (et sans armes). Depuis plusieurs années, avec ses comédies de mœurs et autres expérimentations aventureuses, Ovidie a fait beaucoup de bien à ce genre qui est censé en procurer, le porno.
Mais la réalisatrice, entre-temps, tâte aussi du cinéma “traditionnel”, en tournant avec des réals, de ceux qui, sur la nudité, s’avèrent moins frileux, de ceux qui savent regarder le sexe dans les yeux. Jean Rollin, All About Anna produit par Lars Von Trier… Elle apparaît également dans Mortel Transfert de Beineix, dont le 37°2 Le Matin est bien sûr entré dans l’histoire du cinéma sex friendly pour cause de baise intense en ouverture et de cunnis fougueux de Jean-Hugues Anglade. Elle joue aussi pour Bertrand Bonello dans Le Pornographe. Le film passe à Cannes et Ovidie, un mauvais quart d’heure: l’une des productrices de David Cronenberg la félicite d’être passée du côté du “vrai” cinéma, comme on basculerait vers l’âge adulte, plutôt que de se contenter de se faire baiser face caméra. Ce sont ses termes. “Au moins, le porno, c’est clair, il n’y a pas ou peu de promotion canapé, les gens n’ont plus rien à foutre du cul, à l’époque en tout cas. Il n’y avait rien à espérer de plus que ce qu’on faisait. Dans le milieu du cinoche, on te fait miroiter 3 000 conneries dans le but de te sauter. Je ne suis jamais tombée dans le piège mais plusieurs consœurs se sont fait arnaquer.”
“Nos messages de liberté ont été récupérés.”
Avec Beineix, pas d’arnaque. Il emmène Ovidie au service public à l’occasion de son premier reportage pour Envoyé Spécial, Rhabillage. Le pitch: la “rédemption” impossible d’une pornstar soumise au statut de pute sociale ad vitam. Cachez ce passé que je ne saurais voir. Si ledit rhabillage peut être difficile sur le plan professionnel, il l’est aussi dans le cadre personnel, maternel: l’éternelle dichotomie maman/putain. Encore récemment, dans un billet de mauvaise humeur, Ovidie a réagi aux saloperies débitées (blagues grivoises prévisibles jusqu’aux injures carrément ignobles) sur les réseaux sociaux quand ceux-ci ont appris que l’ex-hardeuse Clara Morgane attendait un enfant. Les acteurs X, eux, ont, comme par hasard, moins à se farcir ce type de traitement, peut-être parce qu’il y a moins de pornstars masculines, peut-être surtout parce qu’ils sont des… hommes. En Italie, Rocco Siffredi squatte les pages de magazines people avec un rejeton sur chaque genou, personne n’y voit de déséquilibre: “Pour Rhabillage, c’était intéressant de voir que Richard Allan, en tant qu’homme, n’avait pas eu droit aux mêmes stigmatisations que les actrices que j’avais interviewées. Ça prouve bien qu’on est toujours dans une optique de contrôle du corps des femmes.”
Et les jeunes générations? Avec À quoi rêvent les jeunes filles?, Ovidie réalise, en plus d’un docu pertinent, certaines conséquences des avancées sexuelles. Dans Porno Manifesto, elle écrivait: “Être prise en photo ou filmée telle une star du X peut être un bon moyen de s’exprimer sexuellement.” Dans son enquête, l’une des intervenantes, la photographe érotique Ortie, estime vouloir véhiculer une image forte de la féminité tout en ayant conscience de participer inévitablement au cliché de la femme-objet. Ovidie: “D’un côté, je reste persuadée de la nécessité de montrer d’autres formes de sexualités, de s’émanciper; de l’autre, je constate qu’il y en a qui s’approprient le discours du féminisme pro-sexe à des fins mercantiles ou même dans l’aliénation. Ça a fini par se retourner contre nous: par exemple, Deborah Sundahl avec le point G et l’éjaculation féminine, à l’époque c’était tabou; maintenant c’est presque une obligation, le Graal pour pas mal de mecs. Même si tu n’en as pas forcément envie, le type fout deux doigts et te secoue dans tous les sens jusqu’à ce que tu squirtes (Ndlr: squirting, terme anglais qui renvoie à l’éjaculation féminine). Après il faut faire attention: À quoi rêvent les jeunes filles a été aussi repris par des néo-conservateurs. Moi, je ne dis pas que le cul c’est mal et que les filles se “putanisent”; ce que je dis, c’est que nos messages de liberté ont été récupérés, ce n’est pas pareil.”
La lune brille, le ciel épouse le noir de nos vêtements. Il fait bien nuit, l’heure de rêver. Alors, avant de partir, à quoi rêverait Ovidie si elle avait 16 ans en 2016, année de la baise? “C’est marrant, je suis devenue pute dans l’inconscient collectif à une époque où la sexualité était encore taboue alors que maintenant, on nous dit que le ciment du couple, c’est la pipe. Si j’étais ado aujourd’hui, à force d’être matraquée d’injonctions -par esprit de contradiction- peut-être que je serais asexuelle.” Ce portrait eut alors été très différent.
Rosario Ligammari
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