En 2019 aux Etats-Unis, 12 des 100 films les plus rentables ont été réalisés par des femmes selon IndieWire. pourtant, les Golden Globes et les Oscars ne présentent aucune réalisatrice. En quoi cela révèle une invisibilisation systématique du travail des femmes derrière la caméra? En quoi une cérémonie, aussi superficielle soit-elle, marque des enjeux historiques liés à la reconnaissance du travail des femmes?
En 2016, les deux soeurs cinéastes Julia et Clara Kuperberg signaient un documentaire saisissant: Et la femme créa Hollywood?. Fouillé, éducatif et fascinant, notamment grâce à ses images d’archives, le film narrait l’histoire du cinéma à travers les travaux des femmes qui ont bâti Hollywood. Dorothy Arzner, Frances Marion, Lois Weber, pour ne citer qu’elles, grandes oubliées des pages des livres sur le cinéma, injustement invisibilisées. Six ans avant la sortie de ce documentaire, Kathryn Bigelow remportait l’Oscar de la meilleure réalisatrice pour son film Démineurs et devenait la première et à ce jour, la dernière femme à remporter cette distinction en 92 ans d’existence de ces récompenses.
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Alors que #MeToo est passé par là, que les journalistes et personnalités s’expriment sur l’invisibilisation des femmes au sein du cinéma (et ailleurs), les institutions semblent, elles, ne pas vouloir regarder dans leurs rangs et passer complètement à côté de la réflexion sur la place des femmes dans cette industrie. Si depuis deux ans, les discours aux Oscars se sont nettement politisés, la plus prestigieuse des cérémonies, miroir d’une industrie aux grands pouvoirs, ne semble pas aller plus loin que des applaudissements pour faire bonne figure. “Cette question [où sont les femmes?], devenue de plus en plus pressante, ne peut avoir de sens que si elle est accompagnée d’une autre: quelle place pour les réalisatrices dans l’histoire du cinéma?”, proposait Stéphane Delorme dans le numéro 757 des Cahiers du Cinéma.
Un chemin vers l’invisibilisation
Depuis fin 2019, la réalisatrice Greta Gerwig est couronnée de succès avec son long-métrage Les Filles du Docteur March, nouvelle adaptation du livre éponyme de Louisa May Alcott. Casting cinq étoiles, réalisation léchée, scénario bien ficelé, les critiques du monde entier l’acclament et les chiffres au box-office mondial ne les contredisent pas. Si le film est nommé aux Oscars dans six catégories dont celle du Meilleur film, la cinéaste elle, est tout simplement écartée. Pour Célia Sauvage, docteure en études cinématographiques et audiovisuelles, ce manque est systématique et se révèle bien avant les sélections aux cérémonies: “Les réalisatrices sont également très souvent absentes de la promotion des films: elles ne sont pas interviewées, leurs noms ne sont pas cités, contrairement aux ‘auteurs’ masculins. L’absence de médiatisation participe de leur manque d’attractivité ou de crédibilité artistique dans l’industrie.”
“Disons-le honnêtement, une grande partie des votant·e·s ne pensent pas que les femmes sont les égales des hommes d’un point de vue artistique.”
L’absence de médiatisation dont parle Célia Sauvage pourrait paraître superficielle, notamment parce que la promotion est vue comme une sorte de pièce de théâtre dans laquelle journalistes et artistes s’offrent l’un·e à l’autre dans un intérêt commun. Or, pour le grand public, les promotions seront visibles dans les magazines, à la télévision ou encore dans le métro. Dans son éditorial, cité plus haut, Stéphane Delorme ajoute: “Notre travail de critique est de rassembler ces (re)découvertes éparses, et de leur donner un écho au-delà d’événements ponctuels.” En outre, le travail de mémoire, car c’est bien de cela dont il s’agit, doit se faire soigneusement et sur la durée. C’est, à l’inverse, la négligence collective qui a effacé la place des femmes dans l’histoire. Car des réalisatrices aux États-Unis, il y en a (certes moins qu’en France). En 2019, on peut citer Lulu Wang avec L’Adieu ou encore Lorene Scafaria, qui a signé Queens. Ou encore un énorme succès au box-office comme La Reine des Neiges 2, co-réalisé par Jennifer Lee, qui, avec un milliard de dollars récolté à travers le monde, n’a rien à envier à ses confrères.
“Tous les hommes nommés sont…”: le sexisme au naturel?
Lorsque Séphane Delorme relève le travail des critiques, il vise particulièrement juste. Les critiques participent, plus ou moins, au succès d’un film et par extension à la reconnaissance de celui ou celle qui le réalise. Mais ils et elles font également partie des comités de sélection des festivals, des institutions et donc des votant·e·s, comme le relève Célia Sauvage: “Disons-le honnêtement, une grande partie des votant·e·s ne pensent pas que les femmes sont les égales des hommes d’un point de vue artistique. Et l’histoire le prouve, selon eux.” Tels des historien·ne·s du présent, les critiques animent la sortie d’un film mais aussi son entrée au sein du patrimoine. Mais si ces critiques se plient à des clichés renforçant l’invisibilisation des réalisatrices, le public suivra tout naturellement ce même chemin: “Les films sont également pensés pour un public majoritairement masculin et jeune à qui on craint de vendre des films réalisés par des femmes avec un contenu qui serait trop féminin et donc pas ‘universel’”, reprend la docteure. C’est ainsi que la toile se crée dans un cercle vicieux dont il est compliqué de sortir. “Même si on peut parler de prise de conscience collective, les changements industriels sont toujours le produit d’individus spécifiques. Il est plus facile de convaincre un à cinq producteurs de financer le film d’une femme ou de faire évoluer les représentations féminines. Il n’est pas si évident de convaincre les 7000 votants de l’Académie!”, ponctue Célia Sauvage. Il est alors urgent, pour les professionnel·le·s comme pour les spectateur·rice·s, de valoriser le travail des réalisatrices afin de construire une histoire plus paritaire au sein de laquelle une multitudes d’histoires pourraient cohabiter et enrichir ce formidable art qu’est le cinéma.
Pauline Mallet
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