Avec Orphéos, son association reconnue d’intérêt général, Indira Chowdhury propose une nouvelle approche thérapeutique, mêlant danse-thérapie et médiation équine, à destination des femmes victimes de violence. On a assisté à l’un de ses ateliers.
Dans le taxi, l’ambiance est à la méfiance. Orline est clairement inquiète: “Ils sont pas méchants, les chevaux ?” Sur le siège arrière, Bena, qui vient de faire une chute de tension, tente d’aligner quelques syllabes pour la rassurer : “Ça dépend de toi. Si tu te comportes bien, ils seront gentils.” Les deux femmes ont la trentaine et la quarantaine. Elles sont membres de l’association Halte Aide aux femmes battues, qui leur permet ce jour-là de participer à un atelier de danse-thérapie avec des chevaux. Le van a quitté le parvis bétonné de la gare RER de Survilliers-Fosses il y a une quinzaine de minutes, et file désormais à travers des villages coquets et une nature touffue. Puis le paysage se dégage et laisse apparaître une enfilade de prés cernés de rubans électrifiés, où des chevaux étendus sur le flanc s’abandonnent au sommeil. Ce sont les écuries de Mortefontaine, un vaste club hippique qui s’étend sur 4000 m2 de verdure. La voiture s’immobilise au bout d’un chemin humide et Indira Chowdhury, lunettes noires et habits roses, nous ouvre les bras.
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La trentenaire a lancé Orphéos en mars 2024 et met au service des femmes victimes de violences son approche thérapeutique singulière, aux confluents de la médiation équine et de la danse-thérapie. Formée initialement à cette dernière discipline, la thérapeute raconte avoir elle-même profité de ses bienfaits dans son parcours de guérison personnel. “La danse-thérapie m’a permis d’accéder à des émotions que ma conscience avait complètement coupées, et donc d’unifier petit à petit quelque chose, là où une thérapie par la parole me faisait tourner en rond”, dit-elle, après avoir été suivie avec de l’EMDR pendant quatre ans et en avoir eu marre de “ressasser”. Au lendemain d’une séance de coaching avec des chevaux, elle décide de faire entrer les partenaires équins dans l’équation et fait équipe avec Marie Ebling, coach équestre, afin de lancer Orphéos en mars 2024.
Après un café dans le club house, Indira guide le petit groupe dans une carrière sablonneuse pour faire les présentations. Une troisième participante, qui avait raté son RER, nous a rejointes entre-temps. Elle s’appelle Lisa Christelle, elle est envoyée par la même association qu’Orline et Bena. Avec Orphéos, Indira Chowdhury reçoit deux types de public. D’un côté, “des femmes précarisées, dans des situations d’urgence ou ayant vécu des parcours migratoires difficiles, des violences conjugales ou des violences sexuelles”. Celles-ci sont envoyées par des associations et leur participation est financée par différents fonds, tels que la Fondation de France, la Fondation Cognacq-Jay ou l’Académie du Climat de la ville de Paris. De l’autre, “des femmes qui m’écrivent et qui ont aussi subi des violences, mais qui sont dans des situations sociales et professionnelles stables”, détaille Indira Chowdhury. Pour ces dernières, il faudra compter 250 euros la demi-journée, un tarif qui comprend la rémunération des deux encadrantes et couvre les frais liés aux chevaux.
Les trois participantes du jour sont conviées à s’asseoir par terre et à raconter si elles le souhaitent leur parcours et leurs attentes. Ce matin-là, la pudeur est de mise et chacune se limite plus ou moins à décliner son prénom. Puis c’est le “temps d’ancrage”. Debout, en cercle, les yeux clos, Orline, Bena et Lisa Christelle se laissent guider par la voix d’Indira Chowdhury qui les invite à ressentir la solidité de leurs os, à prendre conscience de leurs articulations, à s’étirer et à respirer en profondeur. Un exercice introductif essentiel, qui “permet de se rendre compte que le corps peut être une ressource, et pas seulement un endroit de violence”, explique-t-elle. Mais qui s’avère aussi indispensable dans la perspective d’interactions avec les chevaux. “Cela permet de se préparer à aller à la rencontre du cheval, parce que si tu ne sens pas ton corps, ça va être hyper compliqué de construire une approche relationnelle avec le cheval”, complète-t-elle.
Les chevaux, c’est le domaine de Marie Ebling. Elle explique au groupe pourquoi il est intéressant de travailler avec eux : “Ils sont sur terre depuis 55 millions d’années. Ils ont développé une immense capacité d’adaptation. Ce sont des animaux extrêmement sensibles car, dans la nature, ils sont des proies. Et cette hypersensibilité leur permet de savoir ce qui est bon pour eux. Ce sont aussi des grands maîtres de la tranquillité, ils savent comment se relâcher instantanément.” Et, ce faisant, ils invitent leur partenaires humain·es à faire de même.
Après avoir sorti deux petits chevaux de leurs boxes, Musica et Gara, nous nous dirigeons vers une autre carrière, à deux pas de la précédente. Les participantes sont invitées à se bander les yeux. “Couper la vue, c’est aussi couper les mécanismes de défense et de conscience. La vue est associée à nos automatismes mentaux”, nous expliquera Indira après cette étape, qui permet à Orline, Bena et Lisa Christelle d’entrer dans une expérience purement sensorielle, où elles doivent s’approcher à l’aveugle du cheval, tout en étant guidées par leurs amies. Là encore, il ne s’agit pas d’y aller n’importe comment car, comme les êtres humains, les chevaux sont sensibles à la manière dont on les aborde. Marie enjoint les participantes à s’approcher en premier de leur encolure et, après une prise de contact en douceur, à tester progressivement les caresses sur d’autres parties de leur corps, telles que les flancs ou la croupe. Elle donne aux participantes des indications sur le langage corporel des chevaux : s’il baille ou mâchouille, c’est qu’il libère les tensions, les appréhensions. S’il pose l’une de ses jambes arrière en équilibre sur un sabot, le voici en confiance, détendu.
Devant les craintes des autres participantes, Lisa Christelle est la première à se jeter à l’eau, tandis qu’Orline la guide. Marie l’enjoint à “accueillir [ses] sensations”, afin de ne pas devenir une source d’inquiétude pour le cheval, qui ressent tout. La jument hésite, renifle la participante, se décale. Puis revient vers elle, la cherche du bout des naseaux. La jument et la femme s’apprivoisent mutuellement, apprennent à se faire confiance. Orline se lance à son tour. Elle est plus nerveuse que Lisa Christelle, sursaute et s’enfuit à plusieurs mètres dès que la jument tourne la tête ou fait un geste inattendu. Au bout de quelques minutes, pourtant, Orline affiche un grand sourire et Bena, qui a entrepris l’exercice entre-temps avec le deuxième cheval, se repose carrément sur le dos de l’animal, s’y appuie en toute confiance. L’atmosphère est chargée en émotions, quelque chose se passe entre ces femmes et ces animaux. Au bout d’une vingtaine de minutes, Indira propose de clore cette rencontre et demande aux participantes si elles ont envie de partager quelque chose. “J’ai ressenti une connexion avec mes enfants qui sont en Afrique, raconte Bena, les yeux humides. Je voyais l’image d’une femme enceinte, j’ai eu l’impression de me connecter avec les humains, ça m’a fait du bien”, poursuit-elle. “C’est comme un humain, il réagit à la façon dont on le traite, dont on se comporte. J’ai beaucoup aimé cette sensation de le toucher”, décrit Orline. “Moi aussi, rebondit Lisa Christelle, j’ai adoré cette impression de partager les mêmes ressentis avec l’animal, c’est vraiment incroyable. Je me sens beaucoup mieux, je me sens apaisée.”
Après une courte pause, Indira Chowdhury propose un exercice dans lequel les participantes doivent marcher l’une en face de l’autre, leur mains reliées par des baguettes dont elles tiennent chacune une extrémité. Au son d’un morceau d’Eric Satie diffusé par une enceinte portable, qui donne à l’instant une tournure solennelle, les binômes vont dans un sens, puis dans l’autre. Celle qui avançait recule et inversement, et chacune doit trouver son équilibre dans l’affaire, tout en guidant l’autre, en restant à l’écoute de son rythme et de ses besoins. “L’idée, décrypte après coup Indira, c’est de réussir à s’écouter soi-même, tout en étant très alerte et réceptive aux informations sensorielles de l’autre corps.” Un exercice essentiel dans la préparation du dernier atelier, où les participantes entrent seules avec l’un des chevaux dans le rond de longe, un espace réduit et circulaire où elles doivent essayer de faire marcher le cheval à leurs côtés en utilisant uniquement leur voix et leur langage corporel. L’atelier demande beaucoup de patience et de sensibilité et met parfois les nerfs des participantes à rude épreuve, mais toutes finissent par s’en sortir haut la main et à marcher côte à côte avec le cheval, comme si ielles se connaissaient depuis toujours.
C’est la fin de la matinée et il est temps pour les participantes de refermer cette parenthèse rurale pour retrouver le chemin de la ville. Le taxi nous attend déjà au bout de l’allée, mais Indira Chowdhury veut prendre le temps de débriefer. Chacune est invitée à partager son ressenti. Toutes disent tour à tour comment cette expérience a ouvert un espace de réconfort dans leur esprit, comment elles se sont senties “fortifiée[s]”, “libérée[s]”. “Ca m’a donné confiance en moi et dans les autres”, affirme Orline. Mais le cheval fait un mouvement de tête au même instant et la femme sursaute. “Il te teste”, plaisante Bena. Et toutes partent dans un éclat de rire.
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