Selon nos informations, le philosophe Ruwen Ogien est mort des suites d’un cancer. Confronté de plein fouet à la maladie, il livrait ses réflexions dans son dernier livre, “Mes mille et une nuits”. Une médiation incisive contre la tradition du dolorisme et le paternalisme médical.
Ne pas nuire à autrui : c’est à partir de ce postulat éthique, minimal mais aux effets maximaux, que Ruwen Ogien déploie depuis vingt ans une pensée philosophique opposée à toute forme de paternalisme moral. Dans des dizaines d’essais – Penser la pornographie, La Panique morale, La Liberté d’offenser, La vie, la mort, le débat biotéhique, L’Etat nous rend-il meilleur ?, Philosopher ou faire l’amour… – , l’auteur défend l’idée selon laquelle chacun a la liberté de faire ce qu’il veut de sa vie à partir du moment où il ne nuit pas autres. Un pied de nez lancé à la double tradition kantienne et aristotélicienne invoquant les devoirs moraux envers soi-même et envers autrui.
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Les malentendus que suscite parfois sa position, paradoxalement perçue comme radicale alors même qu’elle se défend de toute forme d’excès moral, ne l’ont jamais détourné de cette voie de l’éthique minimale. Avec son nouvel essai, Mes mille et une nuits, la maladie comme drame et comme comédie, l’auteur prolonge sa réflexion, en restant fidèle à lui-même tout en affrontant un nouvel enjeu de pensée renversant : comment, sans nuire aux autres, accepter de vivre avec une chose qui vous nuit directement, c’est à dire la maladie, le cancer ?
La maladie comme “métier”
Ce qui nuit à soi : telle est la question inversée qui le traverse dans ce livre qui se veut une réflexion philosophique sur le dolorisme et sur la manière de supporter la maladie, la sienne. A partir de son expérience personnelle, Ogien se propose de penser de manière plus générale le rapport à la maladie, dont la philosophie n’a jamais su trop quoi faire, embarrassé par cette expérience de vie entravée.
Entre journal de bord d’une guerre personnelle contre la maladie et méditation sur la définition de la maladie et de la relation entre le malade et les médecins, le livre de Ruwen Ogien oscille entre différents registres d’écriture, sans jamais sacrifier à la tentation naturelle du lamento. Comme dans tous ses livres, une pure vitalité se dégage de sa prose, sans masquer pour autant les horizons secrets de la souffrance et de l’anxiété.
Ce qui se joue surtout ici, c’est la volonté de renouveler le genre du récit sur le cancer, souvent polarisé autour de deux métaphores dominantes : celle de l’épreuve ou du défi qui peut nous faire grandir ou nous détruire, d’une part, et celle du royaume où l’on s’installe contre son gré, d’autre part. “La première est psychologique et encombrée de métaphysique existentielle ; la seconde est purement sociale et dégagée de toute métaphysique”, observe Ogien.
A ces deux modes d’appropriation par l’écriture de la maladie, lui préfère un troisième type, indexé au motif d’un pur “métier” ; comme si la maladie convoquait une sorte de profession, exigeant un apprentissage, une organisation et une planification des journées. Autrement dit, un savoir-faire.
Sur ce métier-là, Ruwen Ogien s’attarde au fil des pages, en se tenant sur une ligne de crête le séparant à la fois de la complainte et de la pugnacité positive. “Je n’ai aucune envie de m’apitoyer sur moi-même ; mais je ne ressens pas non plus de joie douce à la manière de Fritz Zorn” (l’auteur du mythique récit Mars), reconnaît-il.
Sans nous épargner la réalité des épreuves physiques de sa chimiothérapie – métastases au foie et au poumon, perte de poils et de cheveux, gerçures et cloques aux pieds et mains… –, Ruwen Ogien met sans cesse à distance – de lui-même autant que de son lecteur – la dureté du traitement. Il se sait “envahi“, mais cette invasion du corps n’engage pas une défaite de sa pensée. “Je sais maintenant que je vivrai tout le temps qui me reste à vivre avec cette maladie, comme un couple mal assorti“, confie-t-il, fataliste, mais pas désespéré.
Il semble presque s’amuser de ses descriptions de la vie à l’hôpital, comme il se souvient, dans le même temps, de sa lecture du grand livre d’Erving Goffman (le seul sociologue qu’il aime lire, avoue-t-il !) Asiles, qui élaborait le modèle de “l’institution totalitaire”. Les protocoles qu’on lui suggère de suivre l’intriguent et le désarçonnent : “On m’a proposé de participer à une expérimentation dite ‘prodige 24’, nom qui conviendrait mieux à un jeune footballeur particulièrement talentueux qu’à une chimiothérapie“.
Patients et médecins, mise en scène et comédie
Se transformant en une sorte d’ethnologue de sa propre condition de malade à l’hôpital, Ogien consigne “les efforts de mise en scène que nous faisons en tant que patients pour gagner les bonnes grâces des médecins, qui de leur côté, doivent mettre en scène leurs compétences et leur souci de notre bien, qu’ils soient réels ou pas, surtout dans le nouveau contexte institutionnel qui aiguise la rivalité avec les confrères”. S’il met à jour la comédie qui définit la relation de soin, il n’oublie pas de noter aussi “la reconnaissance du fait que la souffrance du patient est dramatique et que les médecins peuvent être profondément sérieux dans leur souci d’autrui”.
Mais ce qui traverse de part en part le livre, à la mesure de la traversée de sa maladie, c’est surtout la critique argumentée du dolorisme, portée par une longue histoire, essentiellement religieuse, mais aussi politique. A mesure qu’il s’élève contre le conformisme moral qui diminue les libertés individuelles, le philosophe dénonce l’idée selon laquelle la maladie physique ou mentale posséderait des vertus.
Pour un doloriste, en effet, “la maladie est un défi enrichissant, une épreuve qui donne au patient un avantage épistémique et moral sur les bien-portants”. Par le détachement à l’égard de la vie matérielle, la plus grande disponibilité à penser et à s’élever spirituellement, la maladie formerait ainsi une expérience constructive. Ce que souligne Ruwen Ogien, c’est combien ces réponses doloristes à la douleur “discréditent la souffrance des personnes atteintes de graves maladies, renforcent la violence sociale qui s’exerce à leur égard et protègent certaines formes de paternalisme médical”.
“Une compassion profonde”
Malade et philosophe, autant l’un que l’autre, Ruwen Ogien sait concilier deux états en apparence trop lointains pour faire bon ménage. Comment philosopher quand on souffre et qu’on se dit en guerre contre la maladie ? Comment accepter la fébrilité de son corps quand l’esprit s’agite encore à plein ? La beauté fragile de ce livre tient à la porosité de ces deux états et à l’enchevêtrement de ces deux horizons. Si la pensée conceptuelle se veut souveraine face à la maladie elle-même, l’accompagnant en réfléchissant à son statut, l’auteur se laisse lui-même gagner par une sorte d’empathie à l’égard de ceux qui lui ressemblent dans son épreuve, comme s’il était à son tour happé par un sentiment “moral“.
“Même s’il m’arrive de ressentir une sorte de dégoût pour toutes les formes de mise en commun de l’expérience de la maladie, je ressens une compassion profonde pour les personnages âgées qui se déplacent avec difficulté, un infirme au visage triste, un exclu de tout forcé de mendier…“, écrit-il dans une sorte d’épanchement affectif assez inédit chez lui.
Cet aveu a aussi force d’analyse de l’état de la maladie qui affecte l’expérience du monde et de l’altérité, même si l’auteur s’interdit d’en tirer une leçon générale. Au cœur de ses affects, de ses doutes et de ses méditations physiques, une seule certitude s’affiche ici : “la souffrance physique est un fait brut qui n’a aucun sens, qu’on peut expliquer par des causes mais qu’on ne peut pas justifier par des raisons.” C’est dans cette dialectique entre des causes réelles et des raisons interdites que Ruwen Ogien décrit le scandale de la maladie de manière moins chirurgicale que déchirée. Déchirée entre ce qui nuit à soi-même et ce qui reste à espérer pour soi-même.
David Le Breton et l’espoir de ”l’innocence biologique”
A ce récit personnel de Ruwen Ogien, un autre livre viendra en février apporter un regard complémentaire : celui de l’anthropologue David Le Breton, Tenir, douleur chronique et réinvention de soi. Dans la douleur chronique, il y a toujours un horizon d’attente, confirme Breton après Ogien : “être un jour délivré et retrouver l’innocence biologique“. David Le Breton souligne dans son enquête passionnante que la douleur chronique, qui persiste après trois mois, “est l’un des grains de sable qui altèrent en profondeur la croyance en une médecine toute-puissante, capable de tout déceler, de tout prendre en charge et de venir peu à peu à bout de toutes les maladies“. L’anthropologie de la douleur chronique à laquelle se livre l’auteur vise à “comprendre les logiques sociales, culturelles et individuelles qui se mêlent à l’expérience intime de la douleur rebelle et persistante”.
Comme au cours des longues mille et une nuits de Ruwen Ogien, la douleur mobilise toujours à la fois le corps et l’esprit de manière indissociable. Si la pensée ne soulage pas la douleur, elle peut autre chose : simplement dire que la douleur n’a pas de sens. Mais dans ce simple aveu, une résistance se déploie. A la douleur, il n’y a qu’elle, la résistance, des mots et du corps, que l’on peut opposer, plutôt que les sermons lâches et les lamentos larmoyants. La seule prière qui compte, c’est cette résistance.
Jean-Marie Durand
Mes mille et une nuits de Ruwen Ogien, (Albin Michel, sortie le 5 janvier)
Et aussi, réédition d’Un portrait logique et moral de la haine un texte de 1993 : de Ruwen Ogien (L’éclat/poche, 96 p, 5 €)
Tenir, douleur chronique et réinvention de soi de David Le Breton, (Métailié, en librairie le 23 février)
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