L’historien Guillaume Payen vient de publier une importante biographie de Martin Heidegger. Il présente ici ses analyses sur l’antisémitisme du philosophe, confirmé par la publication es “Cahiers noirs”, journal intime tenu pendant toute sa vie par le penseur de l’Etre.
L’horreur des cadavres du génocide juif hante bien des imaginations de nous autres modernes, et ce traumatisme profond dont souffre notre modernité est indéfectiblement associé au IIIe Reich. Étudier ce régime, ou l’un de ses personnages emblématiques, réclame d’autant plus de prudence pour que la science ne pâtisse de cette émotion bien légitime. Si l’antisémitisme de Martin Heidegger, longtemps contesté, commence enfin à faire consensus depuis la publication des “Cahiers noirs”, il reste toujours l’objet de controverses passionnées. Moins de passion, plus d’érudition : voilà ce qu’il faut attendre des débats futurs. Et comme cette question n’a pas été abordée d’un point de vue d’historien, attentif à la question des sources, des contextes et de l’évolution suivie par le philosophe, je veux donner ici une esquisse historique de l’antisémitisme de Heidegger.
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“L’enjuivement croissant au sens large et au sens strict”
Né en 1889 dans le petit village badois de Messkirch, dans le sud-ouest de l’Allemagne, Martin Heidegger passa son enfance dans un milieu catholique intransigeant, farouchement opposé à une modernité séculière, au libéralisme et au socialisme. Sa conversion à l’antisémitisme semble s’être faite assez tard, avec la rencontre de sa future femme, Elfride Petri, fille d’officier prussien, protestante et antisémite ; ainsi, il lui écrivit dans une lettre du 18 octobre 1916 : “L’enjuivement de notre culture et de nos universités est assurément effrayant et je pense que la race [Rasse] allemande devrait encore mettre en œuvre tant de force intérieure pour parvenir au sommet. Assurément, le capital !” Cette première occurrence, mêlant racisme, antisémitisme et antimarxisme, eut lieu en réponse à une lettre d’Elfride, en un moment de la Grande Guerre où on voulut voir dans les Juifs des “planqués” – scandale dit du “comptage des Juifs” (Judenzählung) qui fut un moment de forte poussée antisémite en Allemagne.
Par la suite, Heidegger reprit en privé les stéréotypes négatifs sur le “Juif”, calculateur, profiteur, voire communiste. En écho avec sa lettre de 1916, il s’inquiéta en 1929 de “l’enjuivement croissant au sens large et au sens strict” de la “vie spirituelle allemande” ; il restait non seulement dans un cadre culturel, mais de fait, universitaire, car il s’agissait d’appuyer le dossier de bourse d’Eduard Baumgarten, qui lui semblait faire partie “des forces et des éducateurs authentiquement enracinés” qu’il appelait de ses vœux pour revivifier l’esprit de son peuple. L’“enjuivement” “au sens strict” renvoyait à la conviction qu’il exprimait en février 1928 pour l’élection à une chaire universitaire : “Évidemment : les meilleurs ce sont – les Juifs.”
Avec l’enjuivement “au sens large”, il désignait tout ce qui lui semblait déraciné, coupé du sol de l’existence : entre autres, le libéralisme, le socialisme, jusqu’à la science moderne, qui se divisait en disciplines spécialisées ; et, alors qu’il venait de revenir dans l’université de Fribourg et qu’il avait lui-même rompu avec la confession de ses origines, il avait particulièrement en tête le catholicisme.
Avec l’idée d’“enjuivement” des universités, Heidegger se positionnait clairement à droite ou à l’extrême droite du champ politique ; il rejoignait Hitler qui, évoquant le marxisme, parlait des “universités enjuivées” ; il en allait de même de sa conception étendue, métaphorique, de ce qui était “juif”, englobant un ensemble de personnes et de courants dépassant largement les fidèles de la religion israélite.
Nazisme et anéantissement
Les sources contemporaines du IIIe Reich ne permettent pas de se faire une idée précise et sûre de l’opinion que Heidegger put se faire de faits essentiels comme les lois de Nuremberg, la Nuit de Cristal ou les camps d’extermination. Heidegger se situait en outre à un point de vue philosophique rendant difficile l’interprétation historique, concrète, d’autant plus lorsqu’il s’appropriait la logorrhée nazie : ainsi avec le terme “Vernichtung”, “anéantissement”, qu’on traduit souvent par “extermination”.
L’“anéantissement” pouvait renvoyer à des réalités différentes dans les discours nazis, prompts à l’hyperbole de la violence : en 1933, l’anéantissement nazi n’est pas encore l’extermination, le génocide. La Corporation étudiante allemande mena une campagne dans les universités contre “l’esprit non allemand”, qui culmina avec l’autodafé du 10 mai ;
“La Corporation étudiante allemande est décidée à mener le combat spirituel contre la corruption judéo-marxiste du peuple allemand jusqu’à l’anéantissement complet. Comme symbole de ce combat, les écrits judéo-marxistes seront brûlés publiquement le 10 mai.”
Comme l’a dit Wolfgang Benz, il s’agissait, avec cette campagne d’autodafés, non de tuer des gens, mais “des pensées”. Du haut de sa chaire, Heidegger accompagna le mouvement en pointant la difficulté de débusquer “l’ennemi” intérieur : car alors, “il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et de lancer l’attaque à long terme avec pour but l’anéantissement complet.”
En adéquation avec le caractère multiforme et étendu de sa vision de “l’enjuivement”, il avait en tête des cibles bien plus diverses que les étudiants nazis, cibles au nombre desquels il comptait le libéralisme ou le catholicisme universitaires. Et la lutte passait par des autodafés ou une “épuration” du corps professoral, à laquelle il s’essaya en tant que recteur nazi, et non à des massacres de masse dont il n’était alors pas question.
Le négationnisme de l’après-guerre
On a longtemps parlé du silence de Heidegger après-guerre. Silence sur l’extermination. Silence sur sa culpabilité. En fait, si le philosophe ne renia en rien son engagement, qu’il fit en sorte de travestir en résistance, il parla du génocide, même si en petit comité, voire en privé, toutes circonstances où il fit preuve de négationnisme. Il ne nia pas radicalement les massacres, mais d’une manière plus insidieuse, les relativisa.
Parmi les textes nouveaux et importants révélés par les Cahiers noirs, se trouve un texte saisissant de 1946, où l’extermination apparaît bien secondaire comparée à l’arrêt de cette révolution philosophique que les Allemands devaient accomplir en le suivant : “La méconnaissance de ce destin […] ne serait-elle pas, pensée du point de vue du destin, une « faute » et une « faute collective » encore plus essentielles, dont la grandeur ne saurait aucunement – être mesurée en son essence à l’horreur des « chambres à gaz » – ; une faute – plus inquiétante que tous les « crimes » « répréhensibles » publiquement – que certainement nul à l’avenir n’aurait le droit d’excuser ? Imagine-t-« on » que dès à présent le peuple allemand et son pays sont un unique camp de concentration [Kz] – un camp tel que le « monde » n’en a encore jamais « vu » et que « le monde » ne veut pas non plus voir – ce non-vouloir-là est encore plus volontaire que notre absence de volonté face à l’ensauvagement [Verwilderung] du national-socialisme.”
Considéré sous l’angle du destin allemand tout autant que du sien propre, l’extermination, le déchaînement de violence du régime nazi, cet “ensauvagement” qu’il n’avait pas refusé, tout cela n’était pour Heidegger qu’un épiphénomène de l’histoire de l’être, quand son interdiction d’enseigner et l’occupation de son pays lui étaient d’intolérables obstacles au dépassement de la modernité et de la métaphysique.
Singulières, cette outrance, cette fureur, qui étaient si peu sages et qui s’estompèrent par la suite, ne se peuvent comprendre sans un fait souvent oublié : brisé par la chute du régime et sa remise en cause en tant qu’universitaire, Heidegger connaissait alors une sévère dépression qui lui fit passer la première partie de l’année 1946 dans une clinique psychiatrique à Badenweiler. Même s’il renvoie à une mégalomanie, à un refus de culpabilité et à une minoration du génocide juif bien attestés par ailleurs, cet épisode confirme une nouvelle fois que l’antisémitisme de Heidegger doit, pour être vraiment compris, toujours être finement remis en contexte : tant il est vrai qu’on ne naît pas antisémite, on le devient.
Docteur en histoire, chercheur associé au centre Roland-Mousnier (CNRS/Paris-Sorbonne), Guillaume Payen est chef du pôle histoire du centre de recherche de l’École des officiers de la Gendarmerie nationale. Ses travaux sur l’antisémitisme de Martin Heidegger ont été soutenus par une bourse postdoctorale de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Il est l’auteur de Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme, Perrin, 2016.
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