La réalisatrice Léa Fehner signe Les Ogres, un nouveau long-métrage à l’énergie communicative avec Adèle Haenel.
Dans son deuxième long-métrage après Qu’un seul tienne et les autres suivront (2009), Léa Fehner embarque sa caméra dans le quotidien d’une troupe de théâtre itinérant. Un film en mouvement perpétuel, à la forme tourbillonnante, qui voit Adèle Haenel évoluer au milieu d’un groupe de comédiens forts en gueules. Parmi eux, la famille de la réalisatrice (père, mère, sœur), qui a grandi dans cet environnement de saltimbanques et cherche à en retranscrire la flamboyance et les contradictions. Rencontre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La troupe de ton film refuse les conventions bourgeoises mais il y perdure un certain schéma patriarcal malgré tout, pourquoi?
Le cinéma n’est pas là pour montrer un monde modèle, mais pour interroger. Je pense que ces gens, en étant sur la route, en essayant de vivre ensemble, ont à cœur de défendre l’utopie un peu fragile et modeste d’amener le théâtre là où il n’y en a pas. Cela parle du désir du groupe, avec ses chaos et ses heurts, et de l’asphyxie qui y est inhérente. J’avais envie de montrer toute l’ambivalence du groupe, où chacun désire très fort une liberté tonitruante et où tout le monde, en même temps, adore que certains fassent le sale boulot: celui de prendre des décisions.
Plus qu’un patriarche, on parlerait donc plutôt d’un leader…
Ce que je trouve très joli dans une troupe, c’est à la fois ce refus et ce besoin du leader. Ça crée des équilibres très précaires, de funambule, entre ce que l’on veut et ce que l’on déteste. Le côté patriarche, c’est très inspiré de la compagnie de mes parents, de la figure sans doute tutélaire de mon père, et de son envie à la fois très généreuse d’embarquer toutes les générations, d’emmener des bras cassés, des âmes abîmées, dans cette aventure, et le revers que cela peut provoquer. Mon film s’appelle Les Ogres, il y a donc à la fois cet appétit, mais aussi l’idée que des hommes, par leur flamboyance et leur panache, prennent toute la place. Des hommes et des femmes, d’ailleurs. Quand je me suis mise à avoir des enfants, c’est marrant comme ça m’a interrogée sur le rôle du père. Sur cette place-là.
“Si j’avais voulu faire œuvre de pouvoir sur ce film, je me serais fait bouffer toute crue par ces personnalités singulières et tonitruantes.”
C’est une question que tu ne te posais pas tellement avant?
Non, en tout cas pas en ces termes et de manière moins viscérale. Ça chamboule tout d’être de nouveau inscrite dans une descendance et ce, de manière différente. J’avais envie d’aborder cette question-là dans le film. J’y affronte effectivement cette question du patriarche, mais de manière ambivalente. Je n’aime pas figer les schémas et c’est ce que j’apprécie dans ce genre de bandes: que ça se renouvelle. À certains moments, on a l’impression que cette figure est hyper importante et à d’autres, on se rend compte que tout le monde a la parole.
Diriger ton père, c’était un défi?
Diriger ma famille était un défi. Parce que c’est ma chair, que quelque chose était à vif. Parce que je les connais tellement bien que je ne peux tolérer aucun masque, aucune esquive. Ça, c’était très fatigant entre nous mais en même temps, on s’est lancés dans cette aventure parce que les choses allaient bien, pas parce qu’on avait envie de régler des comptes. Il y avait ce plaisir de jouer avec le feu. Après, je trouve que “diriger” est un drôle de mot. C’est plus l’idée “d’accompagner”, le fait que l’autre s’abandonne. Le mot “diriger” induit un rapport de pouvoir, alors que si j’avais voulu faire œuvre de pouvoir sur ce film, je me serais fait bouffer toute crue par ces personnalités singulières et tonitruantes.
Dans Les Ogres, les femmes sont des ogresses: elles parlent fort, fument, font des courses de voitures. Comment as-tu abordé l’écriture des personnages féminins?
Sincèrement, je crois que je ne distingue pas les hommes des femmes dans l’écriture. Mon envie, c’était surtout de dire quelque chose sur la possibilité des êtres, des relations, des mœurs, qui pour moi est aujourd’hui de plus en plus étriquée. Plus ça va, plus on est étouffés par la pudibonderie, la bien-pensance, la retenue. Je voulais ouvrir l’éventail des possibles pour les hommes et les femmes. L’idée, c’est de dire qu’on peut renouer avec le panache, l’insolence, avec une forme de flamboyance.
© Pyramide distribution
Il n’y avait donc pas de militantisme dans ces personnages féminins très forts?
Mon désir militant, c’était de dire qu’on est épais, qu’on est double, pluriel, qu’il y a des sentiments en nous qui se chahutent. Les femmes peuvent être soumises et sublimes. Si on parle d’amour, on ne peut pas faire l’économie de toutes les turpitudes et les déchirures que ça implique. Ça ne peut se faire qu’avec l’exigence de traverser les défauts des uns et des autres.
Il y a tout de même un moment dans le film où le personnage de la mère s’affirme pour de bon et reprend les choses en mains. Cette femme, qui subit certaines humiliations, devait-elle prendre sa “revanche”?
Chacun se remet à prendre le lead à un moment ou un autre. C’est pour ça que les figures de chefs sont à la fois hyper importantes et illusoires. J’avais envie que dans ce film, on puisse voir ce que ça veut dire d’aimer quelqu’un, avec ce qu’il y a en lui d’insupportable ou d’antipathique, de généreux ou de tendre. Et puis, je voulais montrer qu’il y a encore moyen d’avoir de l’appétit, de ne pas être désarmé, de combattre une certaine forme de fatalité par des choses très simples comme être ensemble, s’aimer sans se juger, accepter les excès des autres, passer l’éponge pour mieux avancer.
“Adèle Haenel avait la brutalité, la puissance et la tendresse du personnage.”
En voyant fumer le personne d’Adèle Haenel qui est enceinte jusqu’aux yeux, ou lors d’une scène mémorable où l’un des membres de la troupe explique la sodomie à des enfants, on sent que tu as pris un malin plaisir à aller sur le terrain de la transgression. C’était le cas?
Oui! On avait envie de s’amuser, de tester les limites pour lutter contre une forme d’immobilisme. Ces hommes et ces femmes ont un désir de liberté très fort, ils veulent tout. Il y a quelque chose d’arrogant presque, à tout vouloir: la vie de famille, l’amour, le travail, on mélange tout, on ne se préserve pas et tant pis si on se casse les dents, on sera quand même vivants.
Comment as-tu choisi Adèle Haenel?
De manière très classique, en lui faisant passer des essais. Elle explosait devant la caméra, parce qu’elle est lumineuse et insolente. Elle avait la brutalité, la puissance et la tendresse du personnage. Tous les comédiens que j’ai cherchés sont capables de plonger dans les contraires. J’aime les gens puissants et courageux qui sont capables de montrer leur vulnérabilité. Adèle Haenel en fait partie.
Au delà de son jeu, Adèle Haenel incarne quelque chose de très fort par ses choix artistiques et ses prises de position. Cela a-t-il aussi pesé dans la balance?
Quand je l’ai embarquée dans l’histoire, Les Combattants n’était pas encore sorti, elle n’avait pas encore son César, donc c’était moins le cas. Mais je trouve ça trop beau que la lumière soit mise sur quelqu’un d’aussi exigeant, intelligent et militant. Ça fait du bien. Elle a une forme de désir d’action et de questionnement, de réveiller l’autre, qui pour moi correspond beaucoup au désir des personnages dans le film. Il y avait donc en effet quelque chose de très cohérent.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
{"type":"Banniere-Basse"}