Les #metoo et autres #balancetonporc ont brisé la loi du silence partout dans le monde. Même la ville de Louis Armstrong, dans le très conservateur sud des États-Unis, se met doucement au diapason, et ce à la faveur de l’opération The Sexism Project.
Aux États-Unis, La Nouvelle-Orléans est une perle baroque dans une région conservatrice. Ici, on vote démocrate, on fait du vélo et on mange local. Dans les ruelles odorantes, on ne fume pas que du tabac. Les garçons portent des perles, les filles jurent comme pas deux et il est commun de croiser, dans un même rade, un prêtre et une soeur de la perpétuelle indulgence. Et pourtant. Le sexisme a la peau dure.
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Dans les clubs de musique de Frenchmen street et les studios indépendants, quand les femmes produisent des artistes, bricolent les fils ou inventent des performances, quand elles jouent au coin des rues, dans les parades endiablées ou les soirées tendance, elles le savent très bien: “sexism is everywhere”. Dans la capitale du jazz, elles s’appellent Erika Flowers, Marion Tortorich, Morgan Thielen, Emily Eck, Jordan Koppens, Rachel June, Abby Diamond, Kali Serna ou Amanda Ducorbier, travaillent toutes dans la musique, en ont ras-la-casquette des agressions quotidiennes et ont décidé de briser la loi du silence.
Un week-end d’hiver, en plein coeur de l’historique French Quarter, les fêtards passent de bar en bar, croisant les touristes riches et mélomanes qui viennent se perdre dans les vapeurs du “good ol’ New Orleans”. Devant le Preservation Hall, la salle de concert qui a connu les premiers boeufs de Sidney Bechet et Louis Armstrong, une foule compacte constellée de glitters attend. Derrière les barbes taillées, du rouge à lèvres; sur les poitrines, des slogans féministes. Dans quelques heures, c’est Big Freedia, artiste non-binaire adoubée par Beyoncé, qui va faire trembler les vieux murs institutionnels avec sa bounce music inénarrable. Ce soir, la programmation très masculine fait une pause pour la première édition de l’opération The Sexism Project. Trois jours de concerts d’artistes femmes et queer célébrant l’anti-sexisme, dans un lieu sacré, avec une grande exposition laissant aux femmes musiciennes la parole.
L’exposition dans le couloir d’entrée du Preservation Hall © Juliette Robert
Tout ça, c’est l’initiative de Katie Sikora et Katie Budge, 27 et 26 ans. Ensemble, la photographe musicale et la cheffe de projet ont posé la première pierre d’une initiative on ne peut plus louable: vaincre le sexisme avec ses propres armes de diffusion, l’image et les mots. Sur les murs, des dizaines de photos en noir et blanc que Katie Sikora a prises au fil de rencontres avec des femmes puissantes. Elles posent dans leur intimité, avec, attachés aux photos, leurs mots percutants: toutes les fois où, femmes dans un univers trop longtemps considéré comme masculin, elles ont pris le sexisme en pleine face. Des agressions sexuelles, des propositions indécentes, des dénigrements, des salaires indignes, des blagues salaces, des occasions ratées… parce qu’elles appartenaient au mauvais genre. Ainsi, la bassiste Morgan Thielen, témoigne: “Cela m’est arrivé une bonne vingtaine de fois, d’entrer dans une salle de concert avec mon matériel et qu’un gars me demande ‘tu sors avec qui dans le groupe?’”
Selon Katie Budge, le fait que la ville soit nichée dans un Sud des USA conservateur, dit le “vieux sud”, n’est pas pour rien dans ce sexisme ambiant. “L’identité du Sud joue un rôle important dans la façon dont les femmes sont perçues, ici comme au Texas de nombreux foyers sont toujours considérés comme traditionnels, old-school, avec les femmes qui font le pain et les hommes qui le gagnent. Pourtant, ma communauté musicale a tendance à favoriser les femmes qui peuvent tout faire.” Cette contradiction-là est explosive pour la jeune femme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux créatrices ont choisi le Préservation Hall pour leur grand messe. La salle mythique vient tout juste de lancer l’opération #ladiesofpreshall. Le but? Sortir des oubliettes les cinq femmes qui, entre ses murs, ont permis au jazz d’acquérir sa renommée dans les années 1920: Sweet Emma, Billie Pierce, Sadie Goodson, Dolly Adams et Jeanette Kimball. Expositions, concerts et conférences ont remis les musiciennes sous les spotlights.
La photographe Katie Sikora © Juliette Robert
Après une première édition très suivie de leur Sexism Project, les deux femmes ont décidé de travailler sur d’autres domaines, comme celui de la restauration, alors qu’une nouvelle affaire vient de défrayer la chronique à La Nouvelle Orléans, avec la disgrâce du chef-star John Besh, dénoncé comme serial harceleur sexuel. Une chute qui selon le chef Anthony Bourdain symbolise la fin “de la culture institutionnalisée du viandard dans la restauration”. Pour Katie Sikora, le succès de la première initiative, qui a amené beaucoup de touristes à s’interroger sur la vie des performeuses, n’est pas anodin. Le timing du projet, résonnant avec l’affaire Weinstein, confirme une chose: “Ce n’est pas un sujet isolé, ça arrive partout, tout le temps. On va continuer, chaque prochaine édition s’intéressera à un nouveau secteur professionnel, on espère se promener dans plusieurs communautés dans plusieurs villes du monde. Après la restauration, ce sera le tertiaire.” Nul doute que, là encore, il y aura matière.
Texte Anne-Laure Pineau, photographies Juliette Robert, à La Nouvelle-Orléans
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