L’an passé, la marche contre les violences sexistes et sexuelles du 24 novembre a surpris par son ampleur. Près de 50 000 personnes ont défilé à l’appel du collectif Nous toutes et de nombreuses associations, syndicats et partis politiques. Cette année, Nous toutes espère réitérer ce tour de force, samedi 23 novembre, à deux jours de la fin du Grenelle contre les violences conjugales.
Le 24 novembre 2018, les médias découvrent une “marée violette” en parallèle de l’hebdomadaire et tumultueuse manifestation des Gilets jaunes. Près de 50 000 personnes, selon le collectif Nous toutes, défilent alors dans les rues, dont 30 000 à Paris, pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes que subissent les femmes. Cette année encore, Nous toutes, soutenu par de nombreuses organisations, associations, syndicats et partis politiques, appelle à marcher samedi 23 novembre. Le rendez-vous parisien est donné à 14 heures, place de l’Opéra, et de nombreuses marches sont organisées un peu partout en régions. Cette date se veut symbolique car proche du 25 novembre qui marque la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Elle l’est d’autant plus cette année que c’est ce même jour que le gouvernement a choisi de présenter les conclusions de son Grenelle contre les violences conjugales, lancé le 3 septembre.
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Depuis le 1er janvier 2019, 136 femmes sont mortes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Chaque année, 93 000 femmes déclarent être victimes de viol ou de tentatives de viol en France. Plus de 30 % des salariées déclarent avoir subi du harcèlement sexuel ou une agression sexuelle au travail. Dans une communication très bien rôdée, Nous toutes martèle depuis des mois ces chiffres alarmants sur les réseaux sociaux. Le collectif, lancé notamment par Caroline De Haas, estime que le gouvernement n’apporte pas les mesures, ni l’argent nécessaires pour protéger les femmes et face à l’urgence, entend lui mettre la pression dans la rue. “Lors de la restitution des groupes de travail sur le Grenelle fin octobre, tous les groupes ont évoqué la nécessité de la formation pour lutter contre les violences. De son côté, la secrétaire d’État à l’égalité Marlène Schiappa n’en parle pas et met l’accent sur des mesures qui ne nécessitent pas d’argent”, dénonce Anaïs Leleux, membre du comité de pilotage de Nous toutes.
Dénoncer l’inaction du gouvernement
Militante féministe engagée dans des associations lyonnaises, Romane* travaille au sein d’une association de lutte contre les violences faites aux femmes. Elle fait également partie du groupe de collages féminicides Lyon qui recouvre les rues de messages pour dénoncer ces crimes sexistes. Pour elle aussi, la marche du 23 novembre est une manière de dénoncer l’inaction du gouvernement: “Les budgets ne vont pas du tout augmenter comme l’annonce le gouvernement puisqu’ils s’étalent sur des plans pluriannuels… C’est de la poudre aux yeux. Il faut dire stop à la mascarade politique du Grenelle. Mais aussi dire stop à ce retour en arrière qui consiste à parler de violences conjugales alors que nous avions réussi à faire accepter le terme de violences faites aux femmes.”
Le succès de la marche organisée l’an passé par Nous toutes est notamment dû au mouvement de prise de conscience post #MeToo, comme dans d’autres pays. “En Espagne, en Argentine, un peu partout, il y a eu un renouvellement des actions féministes à la faveur de #Metoo”, analyse la sociologue Pauline Delage. Le tour de force de Nous toutes a été de réussir à traduire cet élan dans une mobilisation de rue à l’ampleur inédite en France. Et le collectif espère bien réitérer cet exploit cette année.
Pour cela, ses membres peuvent compter sur une importante communauté composée de milliers de followers sur Facebook, Instagram et Twitter. Nous toutes bénéficie d’une énorme “visibilité médiatique”, relève Romane. Une notoriété renforcée par des soutiens de poids, dont certain·e·s étaient réuni·e·s lors d’une grande soirée le 7 novembre dernier à Paris, comme l’autrice de BD Pénélope Bagieu, les journalistes Rokhaya Diallo et Lauren Bastide, l’humoriste Laurent Sciamma, l’écrivaine Annie Ernaux ou encore les actrices Anna Mouglalis et Virginie Efira.
“Nous toutes est devenue une marque, les gens nous connaissent”, concède Anaïs Leleux. “Elles sont très visibles dans les rues avec leurs pochoirs et leurs autocollants, elles distribuent des flyers un peu partout, explique Citlali, 23 ans, membre de la première heure du groupe de collages féminicides Paris, lancé à l’été par l’ex-Femen Marguerite Stern. Et leur couleur, le violet est très visible”, détaille la jeune femme. Le collectif Nous toutes s’appuie également sur 80 groupes locaux un peu partout en France: Rennes, Nantes, Angers, Toulouse, Lille, Strasbourg, etc.
Un nouveau souffle
L’autre réussite de Nous toutes a été de sensibiliser une nouvelle génération à la lutte contre les violences sexistes. Cette année, le mouvement compte une centaine de comités jeunes rien qu’en Ile-de-France. “Via Instagram, nous recevons beaucoup de messages privés de personnes âgées de 14-15 ans qui demandent à venir à nos réunions. C’est à la fois réjouissant et inquiétant que des adolescentes soient aussi conscientisées car ça veut dire qu’elles se rendent compte qu’elles sont elles-mêmes victimes de violences”, relève Anaïs Leleux. Avant de rejoindre le groupe de collages féminicides Paris, Citlali fait remonter son “engagement militant à la première marche Nous toutes l’an passé”. Même si elle l’a trouvée “très frustrante”: “Les médias ont peu relayé la marche parce qu’il y avait une manif’ Gilets jaunes le même jour. Ils étaient beaucoup plus visibles et plus violents. Dans la marche, il y a eu beaucoup de moments où nous étions très silencieuses, très sages, alors qu’à la base nous étions en colère. Ça ne se percevait pas du tout. Personne ne nous avait vraiment écoutées.”
Cette nouvelle vague de très jeunes militantes apporte un nouveau souffle à la lutte féministe. “Il y a une nouvelle force militante au niveau du nombre”, abonde Romane qui le constate au sein du groupe de collages féminicides Lyon. Si elle s’en réjouit, elle avoue qu’elle ne s’y “retrouve pas complètement”: “J’aime le côté spontané de ce groupe. Mais sur le fond, la pensée féministe, je ne suis pas toujours d’accord. J’ai aussi l’impression qu’il s’agit plus d’un féminisme de communication que d’action. Comme Nous toutes, ses membres ont une visibilité médiatique que les associations n’ont jamais eue et j’ai l’impression qu’elles ne savent pas trop quoi en faire, n’ayant pas le bagage de terrain.”
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Si la force de frappe médiatique de Nous toutes et sa capacité à mobiliser sont indéniables, il ne faut pas pour autant oublier que la date du 25 novembre est depuis très longtemps l’occasion pour les féministes de se mobiliser. Ravivées depuis #MeToo, les mobilisations et campagnes féministes de lutte contre les violences faites aux femmes sont portées depuis de nombreuses années en France par un important réseau d’associations. “Ces dernières ont construit des services d’accompagnement et d’hébergement pour les femmes victimes de violences. Ce maillage associatif, qui s’est particulièrement renforcé dans les années 1990-2000, a été un terrain favorable au développement de l’action publique”, rappelle la sociologue Pauline Delage.
Selon Romane, le dialogue entre Nous toutes et les différentes associations n’est pas toujours évident et s’organise différemment, au cas par cas, au niveau local: “Nous toutes est arrivée avec cette force médiatique sur les territoires. Les associations ne les ont pas toujours bien accueillies. Elles ont eu le sentiment qu’elles venaient écraser des initiatives locales, se superposer à ce qui existait déjà.” Ce qui n’empêche pas, assure-t-elle que “des discussions ont été engagées afin de travailler ensemble dans un but commun”.
Divisions et tensions
Des divisions persistent aussi sur le fond. “Le mouvement féministe est très clivé, notamment depuis 2003-2004 et la question du port du voile à l’école”, décrypte la sociologue Pauline Delage. Pour elle, la question est de savoir “qui sont les femmes prises en compte dans les mobilisations féministes. Qui sont les participant·e·s? Comment les revendications sont formulées, à qui elles s’adressent?” Le port du voile ou encore la prostitution sont des clivages enracinés. “Nous ne prenons pas officiellement position sur ces questions clivantes. C’est ce qui fait que certaines nous considèrent comme trop molles”, estime Anaïs Leleux, de Nous toutes.
L’an passé, ces points de tension s’était traduits au sein même de la marche. Le collectif Nous aussi avait ainsi pris la tête du cortège. Ce qu’il ne réitérera pas cette année. Tout en revendiquant “une plus grande inclusivité, notamment des personnes trans, travailleuses du sexe ou racisées qui ne sentent pas toujours les bienvenues dans ce féminisme institutionnel”, le collectif laissera la place aux familles de victimes de féminicides. “C’est hyper important pour nous de respecter ça et nous sommes très très content·e·s que Nous toutes ait choisi de les mettre en tête”, assure Tourdille -son pseudo militant-, membre de Nous aussi. Des afro-féministes, des membres de l’association étudiante Genepi mais aussi du Strass (syndicat du travail sexuel), d’Arachnée -collectif écoféministe- et de Nous aussi seront réparti·e·s en blocs au sein de la manifestation. “Nous souhaitons représenter tous les féminismes. Au-delà des violences conjugales, il faut aussi visibiliser les femmes musulmanes, les travailleur·se·s du sexe et les trans qui sont assassiné·e·s en toute impunité, nous voulons notamment que ces crimes soient reconnus comme des féminicides”, relève Tourdille.
Si les divergences et les tensions sont encore nombreuses, Nous aussi affirme clairement sa volonté de grossir les rangs de la marche du 23 novembre pour permettre une “vraie offensive politique”. De quoi donner de l’espoir aux membres de Nous toutes et à toutes les personnes qui rêvent de voir en France une “déferlante féministe”.
Juliette Marie
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