Le nouveau film de Valérie Lemercier, Aline, librement inspiré de la vie de Céline Dion, est présenté au Festival de Cannes hors-compétition. Derrière l’ascension fulgurante et les strass, le long-métrage nous interroge sur le persona Céline Dion. A-t-on raison de s’émouvoir autant face à une star dont la vie, l’œuvre et les prises de paroles n’ont pas toujours été en adéquation avec nos convictions féministes? Décryptage d’une dévotion qui doit plus au cœur et ses relents nostalgiques qu’à la raison.
On ne l’appelle pas Céline Dion mais Céline. Ou Céliiine selon son degré de passion à son égard. C’est dire si la chanteuse québécoise de 52 ans est devenue un membre de notre famille alors même que son statut -plus de 200 millions de disques vendus dans le monde et une fortune estimée à 450 millions de dollars- devrait nous la rendre inaccessible. Lors de la promo de son nouveau film, contrariée par les confinements successifs, Valérie Lemercier a dit avoir réalisé Aline sans aucune moquerie à son égard mais bien parce qu’elle est touchée par Céline Dion depuis de longues années. Elle révèle aussi s’être reconnue dans le personnage, elle qui a aussi essuyé des critiques sur son physique dans sa jeunesse. Il suffit de regarder les photos de Céline dans les années 80 pour se reconnaître, à son tour, dans le parcours stylistique (et émotionnel) en dents de scie de la star. Une star, cadette d’une famille de 14 enfants, qu’on a vu devenir de plus en plus libre et badass après la mort de son mari et mentor, René Angélil. Alors forcément, certain·e·s ont tendance à perdre tout sens de la mesure dès qu’on touche à l’interprète de My Heart will go on. Dès qu’une nouvelle série de photos flamboyantes jusqu’au kitsch apparaît sur son compte Instagram, comme celle de Céline en pèlerine gothique très Mercredi Addams lors du dernier Thanksgiving, les déclarations d’amour tout sauf sobres pleuvent sur Twitter. “Elle est la seule à pouvoir nous sauver”, écrivait notamment le journaliste Valentin Etancelin sur son compte Twitter, fin novembre. Sauf que voir Aline, film “librement inspiré” par la superstar mais relatant de nombreux faits avérés de la vie et de la carrière de Céline Dion nous a fait quelque peu déchanter sur le mythe pop.
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L’histoire du Pygmalion
Il faut bien se l’avouer: beaucoup de choses dans l’existence et la discographie de Céline Dion nous questionnent, quand on veut bien s’y attarder avec recul, sans se laisser prendre par les sentiments. Il y a d’abord cette histoire avec René (qu’on a, lui aussi, pris l’habitude d’appeler par son prénom). Il la rencontre alors qu’il a 40 ans et qu’elle en a 13 et, selon la légende et les biographes, elle tomberait très vite amoureuse de lui. Dans le film de Valérie Lemercier, lorsqu’on voit la petite Aline conserver une photo de son producteur dans son lit et la chérir comme un trésor, des étoiles plein les yeux, on ne sourit qu’à moitié. René Angelil est déjà un “vieux” monsieur quand il rencontre sa protégée pour en faire la plus grande chanteuse du monde. Et même s’ils auraient attendu qu’elle ait atteint la majorité (et qu’elle gagne l’Eurovision) avant de concrétiser leur couple, on s’interroge sur cette idylle; c’est l’histoire d’un amour qui traverse les années et les obstacles mais c’est aussi le récit d’un Pygmalion qui va jusqu’à conseiller à sa protégée de refaire sa dentition pour réussir et qui façonne de A à Z une artiste qui n’est au départ qu’une enfant au talent brut. Difficile de trouver cela simplement romantique sans y déceler le rapport de pouvoir qui se joue en filigrane.
Le producteur plus âgé qui tombe amoureux de sa vedette, c’est un grand classique, mais ce n’est pas parce qu’on en a pris l’habitude que le cliché ne doit pas susciter des réticences. Adrien Durand, journaliste musical et rédacteur en chef du magazine Le Gospel, revue pour laquelle il a consacré un long article à la star, explique: “Ce qui reste assez hallucinant, c’est que tout le mythe de l’amour éternel que Céline Dion décline dans ses morceaux, celui qui va même survivre à la mort, est basé sur une histoire très problématique. Tout a été réécrit par l’industrie et les médias pour que ça ressemble à une sorte de conte de fées, mais c’est toujours l’éternel récit d’un manager marié qui met le grappin sur une enfant pour en faire plus tard sa maîtresse. Le storytelling a tellement été transformé que, dans ce qui raconté, c’est Céline qui pousse René à l’embrasser.”
La performance avant tout?
Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi, artistiquement parlant, écouter de près les chansons de Céline, après les avoir souvent chantées à tue-tête toute notre adolescence sans trop y réfléchir. Des chansons fleur bleues, voire mièvres qui, il faut le dire, sonnent tout sauf féministes à quelques exceptions près. Si l’on s’attarde calmement sur leurs paroles, il s’agit souvent des complaintes d’une femme qui ne sera sauvée que par l’amour d’un homme. L’un de ses plus grands succès, Pour que tu m’aimes encore, raconte la détresse d’une amoureuse prête à tout pour récupérer l’objet de son attachement: “Je trouverai des langages pour chanter tes louanges / Je ferai nos bagages pour d’infinies vendanges / Les formules magiques des marabouts d´Afrique / J´les dirai sans remords pour que tu m´aimes encore / Je m´inventerai reine pour que tu me retiennes.” On a l’impression, en écoutant en boucle ces chansons, que, sans amour, l’artiste serait comparable à une péniche échouée au milieu de l’océan, pour faire allusion à son inusable participation à la B.O de Titanic. “All by myself, Don’t wanna be”, chante-t-elle sur un autre tube comme si finir seule avec son chat était de l’ordre de la fatalité mortelle.
On ne remettra jamais en question la puissance de sa voix, un don presque irréel tant elle fait preuve de technique sans laisser paraître un quelconque effort, mais sa course à la performance très hollywoodienne peut aussi laisser de marbre. Comme Johnny, Céline représente une sorte d’image d’Épinal qui a érigé le culte du dieu dollar et les concerts dans les stades en climax artistique. On se souvient d’un voyage à Vegas où on avait été interpellée par une boutique portant le nom de la chanteuse qui ne vendait que des goodies à son effigie. Le tout, à prix prohibitifs bien sûr. Céline Dion, c’est un peu le pendant musical de Disneyland. Lisa Li-Lund, chanteuse et musicienne folk française explique: “La notion de performance sportive en musique, comme si chanter était la même chose que sauter en hauteur me gêne. Passer des notes, tenir la voix… Tout comme le fait que ce soient toujours les mêmes auteurs, toujours les mêmes thèmes, les mêmes labels avec une main-mise sur le marché. Le combo ‘mode pensée au millimètre près / display de la fortune / vie privée montrée dans les tabloïds’ me met mal à l’aise. C’est un peu l’anti-Dolly Parton pour moi, à succès et fortune quasi-égales.”
Pourqu(oi) on l’aime encore
Alors, pourquoi, même si on a d’autres valeurs que l’amour toujours et les shows à paillettes, se prend-on d’affection pour la Québécoise au brushing parfait? D’abord parce que, par certains côtés, Céline peut être considérée comme une héroïne féministe malgré elle. Elisabeth Reynaud, qui connaît bien l’artiste pour lui avoir consacré plusieurs livres (dont Céline Dion, icône et femme de cœur, Larousse): “C’est une femme complète, qui est à la fois chanteuse, mère, icône. C’est quelqu’un d’époustouflant, qui force le respect par sa force et son courage… ”
La musicienne française Eliz Murad ajoute: “Même si elle n’a peut-être jamais conscientisé son féminisme, toute femme qui fait entendre une voix et s’impose doit intéresser les féministes. Elle n’est entourée que d’hommes dans sa vie, qui l’ont modelée, produite et qui lui ont composé ses chansons, mais c’est une femme influente qui élève la voix dans l’espace public. Cet acte constitue, qu’elle le veuille ou non, quelque chose de politique. Ne serait-ce que parce qu’elle encourage d’autres femmes à s’imposer à leur tour, à être visibles.” Il suffit en effet de regarder Céline Dion occuper l’espace en tenue scintillante telle une guerrière entrant sur un ring sur scène pour en être convaincu·e: elle est un personnage fort qui a su s’imposer dans un milieu très masculin. “Quand on y pense, note Adrien Durand, elle a été une grande victime de l’oppression des hommes de son entourage et de l’industrie. Et ça ne fait pas longtemps qu’on regarde ce truc-là en face. L’histoire autour de ses dents demeure assez symbolique. On peut faire un parallèle avec le film Teeth où l’héroïne émascule les hommes avec les dents de son vagin. Céline Dion a recours à la chirurgie pour atteindre un certain standard et même là on lui ressort les photos de sa jeunesse. Tout comme on se moque de son accent et on lui reproche de chanter trop fort. On tente de la rabaisser alors qu’on ne l’a jamais fait avec d’autres stars masculines de la variété. Peut-être que si elle était apparue dans le paysage aujourd’hui, elle aurait gardé ses dents de travers. Maintenant on la harcèle sur son poids. L’histoire n’a donc pas l’air terminée…”
De méga cheap à Chanel
À chaque fois que la presse à scandale pointe du doigt l’une de ses supposées fautes de goût ou une photo d’elle jugée “trop maigre”, Céline Dion continue pourtant, la tête haute, de faire bonne figure sur ses réseaux sociaux. Elle apparaît toujours bling et fun, rejoignant l’exubérance salvatrice d’une Cher ou d’un Elton John dans ses excentricités vestimentaires et ses attitudes de diva. Son sens de l’excès ainsi que son amitié avec son danseur, Pépé Munoz, et la chanson Ziggy en font même une égérie queer très touchante.
Anne Pauly, autrice de l’excellent Avant Que J’oublie (éd. Verdier), un roman qui “fait un usage de la chanson Parler à mon père comme d’un élément cathartique” explique: “La vérité se cache parfois dans les chansons romantiques populaires. Je m’inscris dans l’optique du chercheur Stéphane Hirschi qui voit la chanson comme la métaphore d’une agonie. J’aime Céline de manière Camp, comme tout queer qui se respecte, tel un personnage. Je la trouve fascinante dans la vidéo où elle se déchaîne en tenues couture dans les rues de Paris pour Vogue qui est parue en 2017. Un an après la mort de René, elle fait preuve d’émancipation, de folie, de drôlerie. J’aime aussi son potentiel de transformation, des années 80 à nos jours. Elle incarne l’icône gay par excellence par sa réussite à devenir elle-même malgré l’adversité: née dans une famille de quatorze enfants, le physique assez banal, le monde d’hommes et le star system. Mais son talent et sa joie de chanter l’emportent. Elle finit par imposer son style et peut devenir exigeante sur ce qu’elle chante. De méga cheap à Chanel, quoi… en passant par Las Vegas. Aussi culte que Siegfried et Roy. Dans les années 90, tout le monde se pinçait le nez. L’année dernière, les 5000 places pour le concert qu’elle devait donner aux Vieilles Charrues sont parties en deux minutes.“
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Et si les places se sont écoulées aussi vite pour les Vieilles Charrues, un festival plutôt prisé au départ par les fans de rock, c’est au final sans doute pour la même raison que lorsque Xavier Dolan choisit On ne change pas dans la B.O de Mommy. Céline Dion incarne à elle seule le pouvoir de la nostalgie. C’est notre premier baiser, notre premier chagrin d’amour, des tonnes de larmes versées devant la fin de Titanic… L’aimer, malgré le temps qui passe, c’est rester connecté·e avec l’enfant et l’adolescent·e un peu gauche qu’on a été. Mauvaise coupe de cheveux, goûts vestimentaires douteux, maladresses en public, amour fou, perte de l’amour fou, difficultés à enfanter, volonté de concilier vie pro (bon d’accord, pour Céline, c’est Vegas) et vie perso, résilience après le deuil et réinvention de soi tel un Phoenix; la vie de Céline Dion, malgré les millions de dollars engrangés, les concerts dans les stades et les tenues couture, il nous a toujours semblé que c’était un peu nous. Un rapport très fort intensifié par le côté authentique que l’on sent chez elle, dès qu’elle laisse échapper ses émotions en pleurant ou en riant lors d’une interview.
“Je pense qu’on est ému, analyse Adrien Durand, car elle dégage quelque chose de très simple, d’humain, sans véritable bouclier et une joie de vivre qui ne semble pas feinte. Quand les médias se foutent cruellement d’elle -l’histoire récurrente des Français·e·s prenant les Québécois·e·s pour des imbéciles- ça accentue encore ce sentiment d’empathie. Elle a réussi à créer une proximité en même temps qu’elle évoque la fantasmagorie de la figure de la pop star. On a l’impression que, si on la croisait dans la rue, on pourrait boire un café avec elle. Elle a un côté très évanescent, surtout dans l’incarnation qu’elle prend avec l’album D’eux (1995). Elle se met en position de vulnérabilité, alors qu’à la même époque Mariah Carey ou Whitney Houston se murent dans une image lisse et parfaite (une façade comme on l’apprendra par la suite). C’est un peu la première pop star qui montre ses failles à ce niveau-là, qui s’expose dans sa fragilité. C’est un personnage émouvant qui draine une mythologie un peu surannée, à la manière de Lady Di. Elle permet un rapport affectif de fan à l’ancienne qu’on a un peu perdu à l’ère d’Instagram et de Kylie Jenner.” En attendant de la retrouver en 2022 sur scène, le film Aline de Valérie Lemercier nous permettra de renouer avec elle dès 2021 sur grand écran.
En salles le 10 novembre 2021, projection à Cannes le 13 juillet 2021
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