Dans son nouvel essai, L’interprétation sociologique des rêves, le sociologue Bernard Lahire pose les fondements d’une nouvelle science des rêves, dégagée des préceptes psychanalytiques, raccrochée à une connaissance sociologique des rêveurs. Articulée à un hors-rêve qui en qui en constitue l’arrière-plan existentiel, l’étude du rêve permet de comprendre ce qui pense en nous à l’insu de notre volonté.
En 1900, la parution du livre de Sigmund Freud, Die Traumdeutung (L’interprétation des rêves) transformait le monde (l’idée même du monde) en renouvelant la connaissance de ses traits les plus secrets : l’étrangeté de l’expérience nocturne pouvait enfin échapper à son opacité apparente. L’inventeur de la psychanalyse dévoilait la mécanique enfouie de l’inconscient dont le rêve est le symptôme parfait, comme l’expression d’un désir confus : à défaut d’une fonction, le rêve a un sens. Du sens du rêve à la science du rêve, il n’y avait qu’un pas, gigantesque, que Freud franchissait avec éclat.
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La psychanalyse règne sur les rêves
Depuis plus d’un siècle, les rêves sont ainsi restés captifs de la psychanalyse qui fait autorité sur eux et sur la possibilité de clarifier leurs images mystérieuses. Même si, évidemment, les artistes et les poètes continuent d’en faire un usage circonstancié. Et même si Freud n’a fait que théorisé un travail sur le rêve qui remonte bien avant lui dans l’histoire, peuplée de textes sur la symbolisation, la dramatisation, la condensation, le déplacement, la visualisation, l’association d’idées, l’inconscient, la censure, le transfert, la projection…
Face à cette domination sans partage qu’exerce aujourd’hui la psychanalyse sur les rêves, un sociologue ambitieux, Bernard Lahire, trouve quelque chose à redire ; moins pour contester radicalement l’ethos psychanalytique en lui-même que pour élargir son spectre et le confronter à un autre mode de connaissance, plus ample, moins mécanique, plus complexe aussi, qui suppose “d’écarter l’idée selon laquelle le rêve ne serait que flux aléatoire et incohérent d’images, de sons et de sensations dont la production ne dépendrait d’aucun cadre régulateur ni d’aucune logique organisatrice“.
L’effort de démonstration qu’il opère dans son nouvel essai, L’interprétation sociologique des rêves, repose sur cette idée selon laquelle “ une interprétation scientifique des rêves est possible“. La motivation de Bernard Lahire procède d’abord et avant tout d’un trou abyssal et d’une volonté de le combler : l’incapacité qu’ont les sciences sociales de comprendre les mystères des rêves, véritable terra incognita des sociologues. “Les sciences sociales sont les grandes absentes dans l’histoire de l’étude savante du sommeil et du rêve ; comparée à toutes les formes de psychologie, de la psychanalyse à la psychologie cognitive, ou des neurosciences, de la neuropsychiatrie à la neurobiologie, la sociologie demeure marginale“, constate Lahire. “Lorsque les enquêtés s’endorment, les sociologues ferment les yeux“, regrette-t-il, comme pour mieux s’encourager à réparer ce manque et à bousculer les règles de la méthode sociologique. Car le sociologue mesure bien en quoi les rêves forment une matière riche pour la connaissance du monde social. « Le rêve livre à qui veut s’y intéresser les éléments de compréhension profonde et subtile de ce que nous sommes“, écrit-il. “Son étude permet de savoir ce qui nous travaille obscurément et de comprendre ce qui pense en nous à l’insu de notre volonté ».
Ce que les rêves disent de nous
Que nous disent les rêves sur la vie des individus et des sociétés dans lesquelles ils vivent ? C’est cette double question qui traverse de bout en bout la réflexion stimulante, exigeante et érudite de Bernard Lahire, embarqué dans un exercice difficile, voire périlleux, indexé autant à la déconstruction méthodique de la vraie science des rêves (la psychanalyse) qu’à la construction fragile d’une autre science des rêves (la sociologie), dont les fondations restent encore à solidifier.
Certes, Bernard Lahire rappelle que Freud a eu le mérite de prouver qu’avec le rêve on n’avait pas affaire à une production aléatoire et désordonnée d’images, de sons et d’impressions, “mais bien à une production qui a sa logique“. Le sociologue donne aussi raison à Freud lorsque ce dernier cherche à relier expériences diurnes du passé lointain, du passé proche et expériences nocturnes. Mais, insiste Lahire, l’analyse freudienne semble insuffisante sur l’idée centrale selon laquelle le rêve serait la réalisation d’un désir inassouvi. Les réserves qu’il exprime touchent autant à la nature de l’inconscient, à l’idée de refoulement, de censure dans le rêve, au réductionnisme explicatif de type sexuel et événementiel, aux ambivalences à propos de la nature des symboles dans le rêve, à certaines acrobaties interprétatives, et surtout à un manque de considération pour le caractère historique et social des mécanismes mis en évidence… Selon le sociologue, la psychanalyse aurait tendance à surévaluer le poids de certains événements de la petite enfance et à sur-interpréter le caractère sexuel des motivations humaines.
Le rêve est un fait profondément social
On laissera aux psychanalystes eux-mêmes le soin de répondre à ces accusations, en grande partie discutables, en préférant s’attarder sur la proposition neuve de Lahire, soucieux de construire une théorie nouvelle du rêve. La grande idée de Lahire, c’est de penser que le rêve est un fait profondément social. Ce que la psychanalyse oublie (ou fait mine d’oublier), c’est qu’un monde social englobe les univers familiaux, que les individus ne sont pas réductibles à leur statut de père, de mère, de fils ou de fille, de frère ou de sœur, mais “s’inscrivent tout au long de leur vie dans toute une série d’autres univers sociaux hiérarchisés où se jouent d’autres enjeux de pouvoir“, et qu’ils sont “mus par des désirs multiples socialement constitués plutôt qu’exclusivement sexuels et naturels“. Forme la plus intime et personnelle de l’expression humaine, “ »e rêve est un espace où se manifestent encore les structures sociales de la domination et la pluralité des libidiness que le monde social met à disposition des rêveurs ».
Tout l’enjeu du travail de Lahire tient à cette volonté de s’écarter du tropisme psychanalytique pour faire prendre conscience aux rêveurs que “les problèmes qu’ils font travailler dans leurs rêves, les soucis ou les préoccupations qui les taraudent jusque dans leur sommeil, ne sont pas sans rapport avec les structures du monde social, et notamment avec les groupes auxquels ils appartiennent ou qu’ils ont fréquenté par le passé“. Ce que le monde social nous impose à supporter dans la vie quotidienne, éveillée, continue à structurer les représentations des individus durant le temps de sommeil. L’interprétation sociologique des rêves repose sur cette idée que “rien de ce qui se trame durant notre temps de sommeil n’est indépendant des expériences sociales vécues, et par conséquent, des déterminations sociales multiples qui font de nous ce que nous sommes“. En cela, à l’image de n’importe quel acte individuel, le rêve reste un mécanisme autant déterminé que les autres, en dépit de son apparence magique. Le rêve est toujours créé dans un contexte contraignant ; il est forcément structuré par les schèmes et dispositions, produits de l’histoire sociale du rêveur, mais aussi par des stimuli internes qui agissent comme les déclencheurs des images du rêve (les événements récents de la vie éveillée).
Un objet scientifique nouveau
Pour Lahire, le rêve peut donc être scientifiquement interprété “dès lors qu’il est articulé à un hors-rêve qui en constitue l’arrière-plan existentiel“. Une telle forme d’expression symbolique ne peut donc se comprendre qu’en prenant en compte “une série d’éléments ayant trait au passé incorporé du rêveur, aux circonstances récentes de sa vie ainsi qu’au cadre du sommeil dans lequel le rêve se déploie“. C’est en quoi la perspective défendue par Lahire se veut à la fois “dispositionnaliste et contextualiste“.
Sans la reconstitution de la problématique existentielle du rêveur, le rêve restera toujours une énigme, selon Lahire, attaché à ce qu’il appelle “la biographie sociologique“ par laquelle les mystères de la nuit se dévoilent. Il est impossible de comprendre un rêve sans reconstituer un hors-rêve. La méthodologie suggérée par Lahire repose donc sur cet effet de captation des structures sociales qui vibrent sous la forme anarchique de la vie nocturne : “comprendre un rêve nécessite d’interroger le rêveur sur son rêve, de recueillir des données de compréhension en rapport avec les différents éléments du rêve, et d’autre part d’interroger le rêveur sur les éléments structurants de son passé par les moyens de la biographie sociologique“. La biographie sociologique cherche à reconstruire les expériences socialisatrices successives – familiales, scolaires, professionnelles, sentimentales… – à travers lesquelles l’enquêté s’est constitué et qui se sont sédimentées en lui sous la forme de schèmes ou de dispositions à croire, voir, sentir, agir. Cette biographie sociologique ne peut pas pour autant se confondre avec une “ biographie événementialiste et anecdotisante“, qui ne connaît que la succession des événements, dépourvue de toute ambition de mise au jour des structures de l’action, de la sensibilité ou de la personnalité. Le travail d’interprétation du rêve, souligne Lahire, serait plutôt semblable à celui des paléontologues qui s’efforcent de reconstituer le squelette d’un animal préhistorique sur la base de quelques éléments fossilisés. Les logiques sociales marquent fortement leur présence dans l’activité psychique du rêveur, même en l’absence immédiate de toute interaction. C’est cet effet de présence oublié que Bernard Lahire traque dans sa sociologie des rêves.
La réalité sociologique est-elle ignorée par les psys ?
Sur ce point, en effet crucial, de la biographie sociologique, Lahire semble néanmoins occulter une part du travail psychanalytique, un peu trop caricaturé à force de vouloir s’en dégager. Car il n’est pas du tout évident que la majorité des psychanalystes néglige la réalité sociologique qui cadre les vies fragiles qui s’allongent sous leurs yeux flottants. Même si les règles de l’analyse restent attachées à la seule individualité d’un sujet pris dans les affres de sa condition, on imagine mal comment un analyste pourrait faire comme si les structures sociales n’avaient pas d’impact sur la psyché du patient. En bref, les psychanalystes sont peut-être plus sociologues que ne veut bien le dire Lahire. A tout le moins, ils ne sont que des sociologues masqués, discrets, feutrés. On peut aussi faire de la sociologie de manière oblique.
Le grand psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis mesurait bien lui-même la puissance étrange des rêves et pressentait combien leur récit pouvait permettre à un sujet de s’affirmer, sans pour autant prétendre appréhender sociologiquement le monde. Dans son livre La traversée des ombres, il écrivait : “Le rêve est une pensée qui ne sait pas qu’elle pense (…), il nous fait croiser bien des revenants, dissoudre bien des fantômes, converser avec bien des morts, donner la parole à bien des muets, à commencer par l’infans que nous sommes encore ; nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être, trouver une identité qui, tant bien que mal, tienne et nous tienne“.
Il reste que Bernard Lahire a raison d’insister sur la nécessité d’éviter “le forçage théorique“ qui plaque trop souvent des schèmes d’interprétation stéréotypés sur un matériau empirique. La puissance de son livre tient surtout à la manière qu’il a de vouloir renouveler la méthode sociologique elle-même (laissant aux psychanalystes le loisir de se débrouiller dans leur pratique comme ils l’entendent). “C’est la sociologie qui peut être transformée par la prise en compte des rêves dans sa théorie de l’action“, suggère-t-il.
« Le social gît dans les plis les plus intimes des individus »
La sociologie a en effet tout à gagner à tenir compte de l’épaisseur et de l’opacité de l’expérience passée engagée dans nos actions. Au moment même où la sociologie fait l’objet de polémiques méthodologiques en son sein, où les chercheurs s’opposent radicalement sur leurs présupposés et leurs modes d’enquête, Bernard Lahire enfonce le clou de ses propres convictions : celles d’un sociologue sensible à la question des déterminations sociales et des modes de domination plus ou moins visibles. “Le social gît dans les plis les plus intimes des individus, y compris dans les moments de sommeil où ils semblent le plus complètement déconnectés des réalités sociales ordinaires“, affirme-t-il. Sa sociologie des rêves, comme science des déterminations sociales qui entrent en jeu dans l’expression onirique, constitue ainsi “une attaque ultime contre les illusions de la liberté et de la volonté du sujet“. La bataille de tranchées entre les tenants de la liberté du sujet et ceux qui mettent en avant le poids des déterminismes sociaux trouve ainsi avec le rêve un nouveau champ infini d’opérations (après tout, la nuit n’est-elle pas un espace-temps ouvert par essence aux luttes ?)
Grand livre théorique, ouvrant en grand un placard de questions de fond sur ce qui nous agite, de jour comme de nuit, sur ce que les structures sociales font à notre inconscient, sur ce que le monde fait à notre imaginaire noctambule, L’interprétation sociologique des rêves n’attend que son prolongement pratique pour légitimer ses intuitions stimulantes. Déjà engagé dans un travail de mise en actes de sa méthodologie, à travers des enquêtes fondées sur ses réflexions, Bernard Lahire se prépare à nous éclairer concrètement sur la question de savoir pourquoi nous rêvons ce dont nous rêvons et dans les formes par lesquelles nous le faisons. Traces confuses de nos vies intérieures, conditionnées par notre histoire sociale et ce qui, en elle, nous affecte indirectement, les rêves s’ouvrent à nous comme l’horizon ultime de dévoilement des mystères de nos vies.
Jean-Marie Durand
Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves (la découverte, 488 p, 25 €).
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