Ces derniers mois, la tenue de réunions féministes non-mixtes a fait polémique. Défendues par la plupart des associations comme des pratiques indispensables pour la lutte, certains y voient “un sexisme inversé”. Enquête.
Printemps 2016. Le mouvement Nuit Debout, né des contestations de la Loi Travail, occupe la place de la République de Paris. Parmi les multiples commissions (économie, écologie, convergences des luttes…), une en particulier suscite la polémique: la commission féministe. Ses membres ont décidé de tenir une fois par jour des réunions non-mixtes. C’est-à-dire sans présence masculine. Un tollé suit. Sur les réseaux sociaux, certains crient alors à une nouvelle sorte discrimination, un sexisme inversé, comme en témoignent ces propos d’un homme révolté rapportés par Le Monde: “Je n’accepte pas, sur une place publique, d’être dépossédé du débat et d’être choisi comme cible.”
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Sophie*, jeune avocate de 27 ans, a d’abord eu du mal à comprendre la nécessité de tels rassemblements, ne saisissant pas ce rejet des hommes du combat féministe. En assistant à une réunion non-mixte, sa perspective a changé. “Aujourd’hui, je pense que ceux qui se disent contre ont le devoir de se demander pour quelles raisons ils le sont”, lance t-elle. Baptiste*, 25 ans, s’est interrogé après s’être vu refuser l’accès à une réunion en avril dernier. Sur le moment, il ressent une certaine “frustration voire colère” de voir son droit à l’expression rejeté sur un “fondement aussi absurde que le fait d’être de sexe masculin”, nous explique t-il. Pour la commission féministe, le but premier est d’abord de libérer la parole des femmes comme expliqué sur leur page Web. Fatima Benomar, cofondatrice de l’association Effrontées -qui a assisté à quelques unes de ces réunions- observe: “Ça facilite l’expression, notamment lorsqu’il faut parler d’expériences intimes et violentes. Autour d’hommes, on peut être gênée et éprouver des difficultés. Pas forcément parce qu’ils sont considérés comme des ennemis mais parce qu’on peut se dire qu’ils vont se sentir mal à l’aise face à certains propos.”
La parole monopolisée par les hommes
Un avis partagé par Caroline de Haas, ancienne porte-parole d’Osez le féminisme. Comme elle le raconte dans une tribune publiée sur Mediapart, les membres de l’association, lors de sa création en 2009, se sont posé la question. “Je me rappelle qu’à l’époque on se disait ‘les choses ont changé depuis’, écrit la militante. Mais rapidement, lors d’une réunion de sympathisant.e.s filmée par la télévision, les problèmes se sont cristallisés”. Une poignée de mecs a monopolisé les échanges. Lors de la réunion suivante, où l’on trouve 85% de femmes sur une centaine de personnes, Caroline de Haas décide de faire les comptes du nombre de prises de parole de femmes, d’hommes et leur temps de parole respectif, sachant que les interventions sont limitées à trois minutes par personne. Les résultats sont édifiants: “33% des femmes présentes et 45% des hommes présents avaient pris la parole. Les femmes avaient parlé en moyenne deux minutes, les hommes quatre minutes. Dans une réunion féministe, nous avons reproduit les inégalités dans la prise de parole.”
“Les hommes ont été plus facilement éduqués à prendre la parole, à se sentir plus légitimes. Même lorsqu’ils se retrouvent en minorité dans un rassemblement féministe, ils parlent plus, précise Fatima Benomar. En réunion mixte, ils ont tendance à partir de leur propre expérience. On entendait souvent des ‘tiens, moi en tant qu’homme, j’ai vécu ça’. Du coup, la place de l’homme dans le combat féministe devenait centrale dans la discussion.” Ce qui n’est pas le but premier. Linda Fali, présidente de Ni Putes Ni Soumises, estime pourtant qu’il ne faut pas écarter les hommes. “On ne peut pas avancer seulement entre femmes. L’idée qu’un homme ne puisse pas comprendre les difficultés que vivent les femmes, c’est ridicule”, assène t-elle dans les colonnes de Grazia.
S’émanciper du patriarcat
Christine Delphy, sociologue spécialiste des questions sur le genre, voit les choses autrement. L’experte a retracé l’historique de la non-mixité, qui “est d’abord une imposition du système patriarcal” excluant les femmes “par principe, en les considérant comme ne faisant pas partie de la société politique”. Dans ce cas-là, la non-mixité est “non choisie”. “Dans les années 60, elle a d’abord été redécouverte par le mouvement américain pour les droits civils, qui, après deux ans de lutte mixte, a décidé de créer des groupes fermés aux blancs, ajoute t-elle. C’était, cela demeure, la condition pour que leur expérience de discrimination et d’humiliation puisse se dire, pour que la rancœur puisse s’exprimer -et elle doit s’exprimer.”
Sophie pense que les opposants aux groupes non-mixtes “souhaitent inconsciemment ne pas perdre un certain pouvoir, et garder le contrôle”. Baptiste, lui, après avoir fait l’expérience d’un rejet, à savoir “de vivre ce que sûrement bon nombre de gens vivent au quotidien”, a eu une prise de conscience. Il le reconnaît: “La stratégie de sensibilisation à la non-mixité a fonctionné en ce qui me concerne.”
Paul-Arthur Jean-Marie
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