C’est le plus grand arrondissement de New York, et pourtant, le Bronx et son million et demi d’habitants ne compte pas une librairie aux alentours. Noëlle Santos s’apprête à combler ce vide en ouvrant sa propre boutique, dans un quartier longtemps mal réputé. Récit d’une aventure digne d’un roman.
Tout a démarré un soir d’hiver, fin 2014, alors que la chaîne Barnes and Noble (Ndlr: sorte de Fnac à l’américaine) a annoncé la fermeture définitive de son point de vente de Baychester, au nord du Bronx. Scandalisés, des riverains lancent alors une pétition sur Internet dans le but de faire annuler la décision. Quelques jours plus tard, un peu plus au sud, une jeune femme est contrariée. Noëlle Santos a 27 ans. Elle est née dans le Bronx mais réfléchit sérieusement à le quitter, quand elle est rattrapée par une notification dans sa boîte mail. Elle découvre dans un long paragraphe que la pétition à laquelle elle a apporté son soutien n’a obtenu gain de cause que très partiellement: la fermeture de Barnes and Noble est repoussée, mais seulement à la fin de l’année 2016. Un sursis de courte durée donc, qui lui fait prendre conscience que le quartier dont elle est originaire menace de devenir un désert culturel. “À ce moment-là, se souvient-elle, j’ai réalisé que ces géants du commerce allaient décider de notre accès à la culture.”
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Le Bronx, c’est près d’un million et demi d’habitants, et pas moins de dix écoles. “Quand New York compte 92 librairies, et le Bronx pas une seule, ce n’est pas normal.” Alors même si ça ne faisait pas partie de ses projets initiaux, elle décide de voir dans cette situation une opportunité d’ouvrir sa propre librairie, “indépendante, et qui refléterait la communauté locale”. L’idée est limpide dans l’esprit de Noëlle Santos. Elle a même déjà un nom, et un concept. L’endroit, qui combinerait librairie et bar à vins s’appellerait The Lit. Bar. “’Lit’, pour littérature. ‘Lit’ comme ‘allumé’. Et ‘bar’, pour le vin que l’on pourrait y consommer”, précise-t-elle. Cette arche de Noé de la littérature est un projet ambitieux et Noëlle Santos commence à rassembler autour d’elle, et notamment via les réseaux sociaux, une communauté bien solide.
Discrimination et gentrification
Mais comment financer un tel projet dans un quartier qui, depuis les années 70, est associé aux crimes et à la drogue? Comment convaincre les banques qu’elle sera capable de fédérer une communauté autour de son projet? “Lever des fonds dans une communauté comme la mienne est difficile, c’est un fait, il y a de la discrimination.” La jeune femme tente de chercher des aides autour d’elle, en mobilisant notamment des personnalités politiques locales. Sans succès. Les institutions restent murées dans un silence qui en dit long. “On dit que le Bronx se gentrifie, mais il ne s’agit que d’importation de projets. La communauté déjà présente ici est laissée à l’abandon, et aucun moyen n’est déployé pour faire vivre les initiatives locales”, déplore-t-elle.
Noëlle Santos décide d’oublier un temps bailleurs et prêteurs, écoeurée par l’absence totale de politiques locales, et persuadée de toute façon qu’ils seraient trop frileux à l’idée d’un tel projet. Son idée? Emprunter la voie des réseaux sociaux, pour démontrer aux bailleurs que ceux qui la soutiennent sont nombreux, et que son projet est viable. “Sur Internet, les gens se moquent de savoir si vous êtes noire ou hispanique, une femme ou un homme, grosse ou maigre”, confie-t-elle. Début 2017, elle lance une campagne de financement participatif intitulée Let’s bring a Goddamn Bookstore to the Bronx. Dans une vidéo, on la voit se mettre en scène, rappant un poème qui narre son aventure: “Il était une fois une jeune femme originaire du Bronx, qui avait le grand rêve d’ouvrir une librairie et un bar à vin dans son quartier…” Les lignes qui accompagnent sa vidéo expliquent que Noëlle Santos a besoin de récolter 100 000$, un tiers de ce dont The Lit. Bar a besoin comme mise de départ pour démarcher et convaincre les bailleurs. “Je n’y croyais pas trop, c’était un coup de poker. Ça ne coûtait rien d’essayer, sauf ma dignité”, blague-t-elle.
En quelques semaines, les compteurs explosent: la somme récoltée est 50% supérieure à ce qu’espérait Noëlle Santos. “Soudainement, les banques et les bailleurs m’ont accueillie… différemment”, se souvient-elle, un peu amère.
“Vous êtes cette femme?”
La magie de l’Internet opère, et Noëlle Santos obtient la visibilité qu’elle espérait. Dans les médias notamment, qui relaient son histoire et sa photo. “On me reconnaissait même dans la rue”, confie-t-elle. Au même moment, interrompant l’histoire qu’elle nous déroulait jusque-là, attablée dans un café, les yeux pétillants, un jeune homme qui tendait un peu trop l’oreille s’enquiert: “Vous êtes cette femme?” Tout doucement, un peu gênée, quoi que flattée qu’on l’ait encore reconnue, Noëlle Santos acquiesce: “Oui, c’est moi.” Les yeux écarquillés, affichant un large sourire, le jeune homme la remercie avant d’ajouter: “Vous savez, vous êtes une star ici!” Puis s’en retourne conter l’anecdote à ses voisins de table et amis.
“Une star”, répète Noëlle Santos, comme pour tenter de s’en convaincre. “Pas sûre que je sois une star! Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le Bronx a fait naître le hip hop, la salsa, J Lo, Sonia Sotomayor et Batman… Nous avons un vivier culturel qui ne survivra pas sans la littérature, c’est la base”, conclut-elle.
Aaayyyyyyy I did it y’all! I signed the lease for our bookstore!! It’s lit!!! #thebronx #thelitbar https://t.co/xxAqVwcdno
— Noëlle Santos (@bossynbookish) November 2, 2017
Le 1er novembre dernier, près de trois ans après le début de sa bataille pour la culture, Noëlle Santos a signé un bail d’exploitation de dix ans pour un local situé à Mott Haven, dans le sud du Bronx. Sur son blog, elle garde encore le secret concernant les détails de l’endroit qui accueillera The Lit. Bar. Toutefois, elle met déjà l’eau à la bouche de ses futurs clients: “Le compte à rebours a commencé pour moi: 45 jours pour concevoir le décor ‘lustres et graffitis’ qui habillera le lieu. Je risque d’être un peu absente ces prochaines semaines!” Longtemps repoussée, l’ouverture de la seule librairie du Bronx est prévue autour du 25 décembre, au plus tard le 1er janvier 2018. Comme un beau cadeau de… Noëlle.
Marie-Stéphanie Servos, à New York
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