L’autrice nigériano-américaine Nnedi Okorafor était de passage en France pour le festival Les Imaginales. Avec une dizaine de romans à son actif, une série en cours pour HBO (adaptée de son roman Qui a peur de la mort?) et un épisode de Black Panther publié en juin chez Marvel, son univers futuriste et magique a le vent en poupe.
“C’est mon sourire de jetlag” nous dit Nnedi OKorafor, l’air rêveur. Il ne la quittera pas, pas plus que son enthousiasme. Pour l’occasion, elle a mis un t-shirt sur lequel on peut lire le mot “Freedom” et a relevé ses dreadlocks dans un bandeau noir. Elle vient de découvrir la tour Eiffel pour la première fois, elle qui ne connaissait de la capitale française que son aéroport. Paris est habituellement pour elle le point de liaison entre Buffalo (New York), où elle enseigne l’écriture créative, et le Nigéria -sa “muse”-, où elle retrouve régulièrement une partie de sa famille. Après un passage express à Dublin, elle nous donne rendez-vous dans un café parisien avant d’enchaîner avec le festival des Imaginales dont elle est l’une des prestigieuses invitées. Prolifique, Nnedi Okorafor a déjà écrit plus d’une dizaine de romans pour tous les publics (romans, littérature Young Adult, livres pour enfants…) dont seulement deux ont été traduits en français: Qui a peur de la mort? et le recueil de nouvelles Kabu Kabu. L’annonce de l’achat par la chaîne HBO de Qui a peur de la mort? et de son adaptation par George R.R. Martin (auteur du Trône de fer) fait enfin parler de cette reine de la SF de ce côté de l’Atlantique. Son univers qui mêle magie, croyances millénaires, futurisme, invasions extraterrestres, paysages d’Afrique et sujets politiques, éveille l’intérêt des lecteurs, habitués ou non à lire de la fantasy.
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Scoliose
Entendre Nnedi Okorafor raconter son enfance, c’est déjà plonger profondément dans le monde de ses romans. Ses jeunes années, elle les vit entre les rues d’une banlieue de Chicago gangrénée par le racisme, et le Nigéria qu’elle découvre à l’âge de 7 ans. Ses deux parents, nés là-bas, ont quitté le pays en 1969 pour leurs études en pleine guerre civile. “Je me souviens de la première fois que j’ai mis les pieds au Nigéria, explique-t-elle. C’était un endroit magnifique qui a eu un très fort impact sur moi et sur mon identité.” Les mois d’hiver dans l’Illinois se passent dans les souvenirs de ses aventures nigérianes. “On en parlait sans cesse avec mes sœurs et mon frère, se souvient-elle. On se sentait en parfaite harmonie avec cet héritage, cette culture.” Elle ne couche pas tout de suite ces expériences inoubliables sur le papier. Sportive, elle veut d’abord devenir joueuse de tennis professionnelle, voire entomologiste pour donner corps à sa passion pour les insectes. La vie en décidera autrement: une opération pour guérir sa scoliose la laisse paralysée du bas du corps tout un été et met fin à ses ambitions athlétiques.
“Quand j’ai commencé à lire, il n’y avait pas beaucoup de diversité dans les rayons de science fiction de ma bibliothèque.”
Qu’importe, puisqu’elle découvre autre chose. Depuis son enfance, elle lit “tout ce qui contient une bonne histoire”. À 20 ans, elle commence un cours d’écriture créative et développe son univers singulier. “La première histoire que j’ai écrite se déroulait au Nigéria, se souvient-elle. Pour moi c’est là que se situait l’énergie. C’est là que les histoires prenaient racine. Je n’avais rien à prouver, cela m’est venu naturellement.” Le lieu de naissance de ses fictions est une évidence. Le style littéraire l’est beaucoup moins. “Quand j’ai commencé à lire, il n’y avait pas beaucoup de diversité dans les rayons de science fiction de ma bibliothèque. Mais même si je souffrais du racisme, je n’étais pas encore très consciente des enjeux de la diversité. Je ne me disais pas ‘Je ne me reconnais pas dans ces romans, cela ne m’intéresse pas.’ Mais je sentais intuitivement que je n’étais pas intéressée. Dans les romans de science fiction ou de fantasy, j’étais plus attirée par les histoires où le personnage principal est un extraterrestre ou un animal. Quand j’y pense aujourd’hui, je me rends compte que le problème n’est pas que je voulais être l’héroïne de l’histoire que je lisais, mais je voulais au moins voir un monde dans lequel j’aurais éventuellement pu exister, dans lequel j’aurais pu avoir une place.”
Elle s’éloigne de la science fiction en tant que lectrice, mais suite à son opération et à plusieurs voyages au Nigéria, elle y revient en tant qu’autrice. “Après mon opération, j’ai perdu foi en la science, explique-t-elle. Et puis en allant au Nigéria, je me suis rendu compte de la manière dont les habitants utilisaient la technologie et cela a éveillé mon intérêt pour la science fiction.” Elle parcourt la littérature du genre et se rend compte que le continent africain est largement sous représenté, voire complètement oublié. “On voit trop souvent l’Afrique comme un endroit lié au passé, primitif, sous-développé. Alors que c’est un mélange de tant de choses. Les anciennes technologies et les nouvelles cohabitent de manière très homogène. J’ai commencé à écrire ce que j’avais envie de voir représenté.”
© Christophe Schlonsok
Les romans de Nnedi Okorafor sont profondément sombres. Ils commencent parfois dans une Afrique post-apocalyptique (Qui a peur de la mort?), dans un bain de sang à bord d’un vaisseau (Binti), avec l’arrivée d’un alien (Lagoon) et elle y traite du racisme, des ravages de la colonisation, du patriarcat, de l’exploitation des corps des femmes et des corps noirs. Des cheveux des femmes noires, que tout le monde veut toucher, des victimes de viol, des relations familiales, des œuvres d’art arrachées à leur pays d’origine. Mais aussi d’amour, de solidarité, de magie, d’un beurre de karité aux pouvoirs surprenants, de la complexité et du poids des traditions. Les objets technologiques futuristes se mêlent aux contes traditionnels des mascarades et des rituels magiques. Dans Qui a peur de la mort? elle raconte l’histoire d’Onyesonwu, une jeune femme née d’un viol, rejetée par sa communauté, qui doit dompter ses pouvoirs et sa colère pour mener une quête violente au bout de laquelle elle est presque sûre de trouver sa propre mort.
Science fiction cherche héroïnes complexes
Nnedi Okorafor n’a, dans sa manière d’approcher la fiction, peur de rien. Elle n’hésite pas à traiter de l’excision, qui est au cœur d’un chapitre terrible du roman. Ce passage lui a valu la colère de Nigériano-Américains, qui l’accusaient de “laver le linge sale du pays en public” et des féministes qui lui reprochaient de ne pas critiquer assez frontalement la pratique. “Ce passage est très important pour moi, analyse Nnedi Okorafor. Cette pratique est absolument horrible à sa racine. On sait qu’elle est réalisée dans un but précis: contrôler le corps des femmes. Mais je sais aussi qu’il y a des croyances, une mythologie, une culture qui sont liées à cette mutilation génitale. Pour moi, on ne peut pas approcher une culture en disant ‘vous êtes des barbares’. Il faut l’approcher doucement, avoir du respect, laisser les gens parler et ensuite donner son avis.”
Ainsi vont les héroïnes d’Okorafor: puissantes, investies d’importantes missions, mais aussi pétries de doutes, en proie à des questionnements. Au détour d’une page, il n’est pas rare de voir ses personnages se demander si elles sont du bon côté de l’histoire. “J’ai envie d’écrire des femmes complexes, pleines de défauts, explique Nnedi Okorafor. Mes personnages semblent être des super-héroïnes mais parfois, malgré leurs pouvoirs, elles font des choses horribles. Pour moi, on ne voit pas assez ce type de personnages dans la fiction.” Il est temps de replacer les femmes, et plus précisément les femmes noires, au cœur de la science fiction. “Même dans les films de SF qui se passent très loin dans le futur, les femmes servent encore les hommes!” remarque-t-elle dans un éclat de rire.
Son univers a fait des émules, et outre-Atlantique son succès n’est plus à prouver. À 44 ans, elle est déjà lauréate de prix prestigieux (le World Fantasy Award, le prix Hugo…) et elle est associée à de nombreux projets. Début juin sort son comics de Black Panther, Long Live the King. “Un de mes amis m’a dit que j’étais la première femme à écrire Black Panther pour Marvel, explique Nnedi Okorafor. Ça m’a mise en colère! Je me suis dit: donc si on amène tous les gens qui ont un jour écrit les histoires de T’Challa, la pièce sera remplie d’hommes? Vraiment?” Nnedi Okorafor compte bien prendre sa place dans la culture populaire sans s’excuser. Elle travaille actuellement avec le célèbre George R.R. Martin à l’adaptation pour HBO de Qui a peur de la mort?. Le projet est en phase de développement, et les deux auteurs peaufinent actuellement l’écriture du pilote. Si le projet se concrétise, l’univers afrofuturiste de Nnedi Okorafor sera enfin propulsé en haut de l’affiche. Et Onyesonwu pourra devenir l’héroïne complexe et profonde dont la télévision a plus que jamais besoin.
Pauline Le Gall
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