Nadja Spiegelman ne se contente pas d’être la fille de l’auteur Art Spiegelman et de la journaliste Françoise Mouly: la jeune New-Yorkaise vient de lancer Resist!, un site Web et une revue qui permettent aux femmes de s’exprimer dans cette nouvelle ère Trump.
À 29 ans, Nadja Spiegelman est une jeune femme épanouie. Fille d’Art Spiegelman, auteur et illustrateur couronné du prix Pulitzer en 1992 pour son roman graphique Maus, et de Françoise Mouly, directrice artistique du prestigieux New Yorker, elle publie son premier livre, I’m Supposed To Protect You from All This en août 2016. Cette autobiographie, qui interroge la complexité des relations mère-fille, est classée parmi les meilleurs ouvrages de l’année par le magazine Vogue. Tout semble sourire à Nadja Spiegelman. Pourtant, au matin du 9 novembre 2016, le réveil est amer pour cette Franco-américaine installée entre Paris et New York depuis quatre ans. C’est officiel, Trump et “ses idées rétrogrades” sont élus à la tête des États-Unis. “C’était comme si j’étais dans un cauchemar. Il incarne un sexisme que je pensais relégué aux générations précédentes. Il n’incarne pas l’Amérique que j’aime ni même celle dans laquelle je vis”, confesse-t-elle. Un cataclysme qui lui procure “une douleur viscérale horrible”.
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Pour l’apaiser, elle se lance dans un vaste projet aux côtés de sa mère: éditer une revue de bandes dessinées qui donnera la parole aux femmes sans pour autant exclure les hommes. “Ce que nous voulions, c’était créer quelque chose en totale opposition avec Trump. Quelque chose qui mette à l’honneur la diversité et qui ne dise non à personne.” Ne restait plus qu’à mettre en ligne le site Web, lancer l’appel à contributions et le projet Resist! était né. Car désormais, il faudra “résister aux forces qui voudraient nous diviser, résister à la banalisation du fascisme”, comme le scande la revue imprimée à 58 000 exemplaires. Resist! sera distribuée dans de nombreuses villes des États-Unis, le 20 janvier 2017, à l’occasion de l’investiture du 45ème président des États-Unis. Puis le lendemain, lors de la “Marche des femmes” organisée à Washington. Rencontre.
Quelle est la genèse de Resist! ?
Quelques semaines après l’élection de Trump, Gabe Fowler, qui tient une librairie de bandes dessinées à Williamsburg et qui publie quatre fois par an un journal gratuit, a contacté ma mère. Il lui a dit “Françoise, j’aimerais faire une édition spéciale de mon journal dédiée aux femmes et que tu en sois l’éditrice”. Il a pensé à elle parce qu’elle est assez influente dans le milieu de la BD. Quand je suis rentrée à New York pour Thanksgiving, je lui ai proposé de le faire avec elle car je savais qu’elle était débordée et qu’elle hésitait à se lancer dans une telle aventure.
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Nous avions déjà collaboré sur un livre de couvertures rejetées du New Yorker en 2012. Pour le promouvoir, nous avions mis en ligne un site Web. Toutes les semaines, nous donnions un thème et les artistes nous envoyaient leurs dessins. Pouvoir travailler avec autant d’artistes, c’était très excitant, en particulier pour ma mère qui au quotidien n’est en contact qu’avec une soixantaine d’illustrateurs. Ce procédé a permis d’élargir ses horizons. Quand nous avons lancé le projet Resist!, elle a immédiatement voulu mettre en place quelque chose de similaire.
En deux semaines d’appel à contributions, vous avez reçu près de 1 000 illustrations en provenance du monde entier. Qu’as-tu ressenti face à cette profusion?
Vingt-quatre heures après la création du site Web et des réseaux sociaux, le projet était devenu viral. Nous avons reçu des dessins d’artistes américains bien sûr, mais aussi français, allemands, australiens… C’était très émouvant car ces personnes créaient des œuvres pour nous et avec nous. À mesure que nous les recevions, nous mettions en ligne nos favoris, ce qui influençait les artistes en temps réel, notamment au début du projet. Quand nous avons dit que nous recherchions des contributions artistiques, ce sont principalement des hommes qui nous ont contactées. Nous avons donc commencé par ne relayer que les dessins des femmes: quand elles ont vu qu’elles pouvaient avoir une voix, elles nous en ont envoyé de plus en plus. Je crois que, lorsqu’une femme parle seule, elle a l’impression de parler au nom de toutes les femmes. Mais quand elles parlent ensemble, chacune peut parler pour elle-même.
Est-ce qu’il y a un sentiment, un thème, qui se dégage particulièrement des œuvres?
Les dessins ont beaucoup évolué au cours des deux semaines pendant lesquelles les contributions étaient ouvertes. Au début, l’idée qui en ressortait c’était quelque chose comme “Non. Non. Non. Ce n’est pas possible”. Puis, il y a eu le deuil, la colère, le déni, l’acceptation et enfin la résistance. Dans les œuvres des femmes on voyait leurs corps, des ovaires, des utérus, des groupes de femmes, de la diversité. Dans celles des hommes, on voyait principalement Trump. Ce qui nous fait particulièrement plaisir, c’est que dans les pages de Resist! il y a très peu d’illustrations qui le représentent. Cette revue n’est pas une dénonciation de Trump. C’est une affirmation de ce que nous sommes, de la créativité et de la diversité.
© Resist
Toi qui es écrivaine, pourquoi ne pas avoir inséré des textes ou des poèmes?
Nous y avons pensé mais nous avons reçu tellement d’images que nous ne voulions pas les remplacer par des textes. En partie parce qu’aux États-Unis, il y a énormément de forums destinés aux auteurs, ce qui n’est pas le cas pour les illustrateurs. Pour ma mère qui est française et qui a grandi avec Charlie Hebdo, Hara Kiri, L’Assiette au beurre, c’était important que cette forme de résistance politique existe. Les images ne te disent pas quoi penser, elles te disent de penser. Elles peuvent pénétrer en toi sans que tu le réalises. Elles se gravent dans ton cerveau.
Comment espères-tu que la revue sera reçue par le public? Une suite est-elle prévue?
Lors de l’investiture de Trump, il y aura tous ses partisans. Nous savons que beaucoup de nos revues vont se retrouver à la poubelle. Nous espérons seulement que quelqu’un en lira une et se dira qu’il y a du sens de l’humour, une âme, de la douleur… Que ça vaut la peine d’y porter attention. Lors de la “Marche des femmes”, nous espérons que Resist! aidera les gens à se sentir moins seuls. Grâce à un réseau de volontaires, la revue sera distribuée en même temps dans de nombreuses villes des États-Unis comme Chicago, Portland, San Francisco ou encore Los Angeles. Nous souhaitons qu’une sorte de communauté se mette en place afin d’amoindrir l’aliénation ressentie après l’élection de Trump. Pour le moment, nous ne savons pas encore si nous allons poursuivre l’aventure. Ce qui est certain, c’est que le site Web, lui, va continuer à vivre. Nous allons bientôt l’agrémenter d’un slideshow pour mettre en avant toutes les contributions reçues.
Propos recueillis par Maeva Demougeot
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