Avec la « modernité liquide », le sociologue polonais Zygmunt Bauman a formulé l’un des concepts les plus forts de l’après post-modernité, expliquant les obsessions sécuritaires actuelles par l’instabilité permanente. Il s’est éteint en Grande-Bretagne à l’âge de 91 ans.
Comment désigner la période de troubles et de peurs confuses qui s’ouvre sous nos pieds ? Comment la mettre en mots et capturer dans les rets du concept le caractère fuyant d’une réalité encore inconnue ? Sans doute précisément en faisant de l’instabilité sa caractéristique même. Le sociologue polonais Zygmunt Bauman, qui s’est éteint ce 9 janvier à Leeds en Grande-Bretagne à l’âge de 91 ans, l’a bien compris. On lui doit l’un des grands concepts opérants de l’après post-modernité : la « modernité liquide », développée à partir de 1998 à travers trois livres. En France, La Vie liquide paraîtra en 2006, puis Le Présent liquide. Peurs sociales et obsessions sécuritaires l’année suivante.
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Après le post-modernisme : la « société liquide »
Pour Bauman, la « société liquide » désigne l’état présent des sociétés occidentales où les structures d’organisation collectives ont été dissoutes, et remplacées par le consommateur. Sous l’effet du néolibéralisme débridé, le choix individuel est devenu la norme de toutes choses : identité, réussite ou relations sociales fluctuent, et engendrent une insécurité permanente.
« La modernité s’est vouée d’emblée à ‘faire fondre les solides’ : non par hostilité de principe, mais parce que les solides hérités du passé n’étaient pas jugés assez solides. Il fallait liquider, ou du moins liquéfier, les structures et les modèles transmis par l’Ancien Régime pour les refondre dans des formes plus durables, et même permanentes. Mais aujourd’hui, cette liquidation ou liquéfaction n’est plus considérée comme un « stade intermédiaire » devant mener à terme à un « état de perfection » où aucune amélioration ne serait plus nécessaire. (…) La ‘modernité liquide’ est un état de la société qui – comme tous les liquides – ne peut (ni ne veut !) conserver longtemps sa forme », déclarera-t-il au Nouvel Observateur en 2007
Pour autant, cet état instable est activement désiré par ses sujets : en même temps qu’il est la cause de nos maux, le fluide est devenu notre état naturel ; si bien que nous peinons à identifier l’origine de nos maux, dont la cause est alors rejetée sur des symptômes annexes. En découlent les conflits sociaux et les obsessions sécuritaires de notre monde globalisé, où les peurs ressenties par le sujet contemporain – précarité de sa position sociale, risques sanitaires, angoisses existentielles devant l’impératif du choix – s’ouvrent à toutes les manipulations.
Tirer les leçons du « siècle des camps » pour formuler l’éthique du contemporain
S’il est à sa mort considéré parmi les penseurs les plus influents d’Europe, Zygmunt Bauman a construit l’essentiel de son œuvre sur le tard. Son premier livre paraît ainsi un an tout juste avant qu’il ne prenne sa retraite de l’université de Leeds en 1990, dont il dirigeait le département de sociologie. Puis, suite au succès planétaire de ses théories sur la « société liquide », il publiera à un rythme frénétique jusqu’à sa mort, construisant en une vingtaine d’années à peine une œuvre aussi cohérente que novatrice.
Il est alors aisé d’oublier le contexte historique de sa pensée, d’autant plus qu’il se sera toujours appliqué à éviter les allusions à sa vie personnelle. Pourtant, l’essentiel de son analyse s’enracine dans son expérience personnelle de l’Holocauste et du Goulag, et se construit en réaction aux grands systèmes de pensée qui dominent alors le monde – le néolibéralisme certes, mais aussi le communisme, qu’il côtoiera de près.
Zygmunt Bauman naît en 1925 à Poznan en Pologne dans une famille juive. En septembre 1939, l’invasion de la Pologne par l’Allemagne sonne le début de la Seconde Guerre mondiale. La famille échappe de justesse à l’Holocauste en se réfugiant en Union soviétique, et Bauman, encore adolescent, s’enrôle dans la division polonaise de l’armée soviétique. Il y fera carrière. C’est pour ainsi dire par défaut que la sociologie rentre dans sa vie : victime des positions anti-israéliennes du régime communiste ayant appris que son père avait le projet d’y émigrer, il est renvoyé de l’armée. S’ensuit le début de ses études à l’université de Varsovie, où il étudiera les sciences sociales et la philosophie. En 1968, nouvelle expulsion : accusé de corrompre la jeunesse et surtout victime des purges antisémites, Bauman est évincé du Parti communiste polonais, radié de l’université de Varsovie et expulsé du pays. Après une courte période d’exil en Israël, il rejoint l’université de Leeds en 1971, où il résidera jusqu’à sa mort.
Faisant le pont entre deux siècles, le sociologue fondera alors ses théories sur l’ambivalence des êtres sociaux, s’opposant aux doctrines des sociologues dominants en URSS et aux Etats-Unis, respectivement inspirés par le marxisme dogmatique et la pensée managériale. Bauman leur reproche de servir davantage à fournir des outils de prévision des comportements aux gouvernements qu’à développer un outil d’émancipation – comme il s’en donnera l’objectif.
Dans ses premiers ouvrages, dont le tout premier, Modernité et Holocauste qui paraît en 1989, il commencera par développer une critique de la modernité, dans la lignée des thèses sur la « banalité du mal » d’Hannah Arendt, Puis, la partie plus prescriptive arrivera avec la période « liquide », réflexion incarnée sur les mécanismes pulsionnels et désirants de l’être humain, placé sous le régime de la servitude volontaire.
Au Nouvel Observateur toujours : « Je crois que l’expérience du ‘siècle des camps’ nous a fait prendre conscience de la facilité avec laquelle les réflexes moraux de l’être humain – cette inclination éthique à assumer la responsabilité du sort de l’Autre qui selon Levinas est le préalable à toute vie sociale – peuvent être neutralisés et rendus inefficaces. (…) Les psychiatres appelés à se prononcer sur les facultés mentales d’Eichmann ont conclu non seulement qu’il était parfaitement sain d’esprit, mais qu’il incarnait un véritable modèle des vertus morales et civiques ordinaires. Il me semble que cette leçon conserve sa pertinence et son actualité dans le contexte actuel de ‘modernité liquide’, même si cette dernière a bouleversé les stratégies de domination et de soumission et renoncé pour l’essentiel aux méthodes totalitaires, jugées trop pesantes, trop coûteuses et surtout incompatibles avec le consumérisme, qui, comme l’a noté Pierre Bourdieu, remplace la régulation normative par la séduction. »
Quel héritage Zygmunt Bauman laisse-t-il ?
Jusqu’à la fin de sa vie, Zygmunt Bauman continuera à s’exprimer sur l’actualité, jusqu’à un ultime et lumineux commentaire sur l’élection de Donald Trump. L’un des écueil lorsque l’on aborde sa pensée serait de faire de ses constats souvent alarmistes le reflet d’un pessimiste de la vieille Europe. Or ses mises en gardes découlent avant tout d’une confiance en la capacité des hommes à intervenir sur le cours de leur histoire. Entre les colonnes du Guardian, le sociologue Richard Sennett en fera même la raison de son succès auprès de l’audience du début du millénaire – une génération bien décidée à reprendre en main le cours de son existence après des décennies de mauvaise conscience lénifiante :
« Lorsqu’on parle à Zygmunt, il est très optimiste. Il est remarquable qu’il soit encore si engagé à son âge. Il veut savoir ce qu’il se passera l’an prochain. Il suggère que l’étendue de la responsabilité personnelle est beaucoup plus vaste qu’on ne veut le croire, et c’est ce qui le rend aussi populaire auprès des jeunes. Beaucoup de penseurs, à son âge, pensaient que le monde allait au plus mal – c’était le cas d’Adorno qui, à la fin de sa vie, était blasé de tout. Mais le message de Bauman est au contraire que si le monde va mal, nous avons le devoir de le changer ! »
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