[Le monde qu’on veut #12] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, la sociologue Monique Pinçon-Charlot, spécialiste de la grande bourgeoisie, appelle à multiplier les actions de désobéissance civile pour contrer la “stratégie du choc”.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
>> Episode 8 : Yves Citton : “Unissons-nous dans une opposition au néolibéralisme”
>> Episode 9 : Marie Toussaint : “Ce qu’il faut accomplir ressemble à une révolution”
>> Episode 10 : Dominique Méda : “Il nous faut adopter des modes de pensée radicalement nouveaux”
>> Episode 11 : Jean-Christophe Meurisse : “La France a assouvi un désir de passion policière…”
Sociologue spécialiste de la grande bourgeoisie et fortement engagée à gauche, Monique Pinçon-Charlot dénonce depuis des années dans ses ouvrages, souvent coécrits avec son mari Michel Pinçon, “l’oligarchie capitaliste”, responsable à ses yeux de “l’exploitation des humains, des animaux et des végétaux”. Dénonçant une “stratégie du choc” de la part du gouvernement en ces temps de crise sanitaire, l’ancienne directrice de recherche au CNRS appelle à un mouvement massif de désobéissance civile non-violente afin qu’il y ait “un avant et un après Covid-19”.
Avez-vous eu l’impression de vivre un moment tout à fait inédit durant la période de confinement ?
Monique Pinçon-Charlot – Un moment inédit, c’est certain : cette crise sanitaire est la première secousse d’un séisme du capitalisme mondialisé qui va être terrible. Mais, avec Michel (Pinçon), nous ne pensions pas le vivre un jour nous-mêmes, nous ne pensions pas que l’on réaliserait le rêve ultime de tout capitaliste : que des peuples entiers soient confinés chez eux, sans lien, atomisés. Cette crise dévoile la gravité du dérèglement climatique : les animaux sauvages n’ont plus d’espaces suffisamment vastes pour vivre en autonomie par rapport à l’homme. La déforestation, l’agriculture intensive ou encore la bétonisation généralisée font, qu’aujourd’hui, il n’y a plus de barrières biologiques entre les espèces. Avec cette transmission de virus issus d’animaux à l’homme, la maladie devient extrêmement pathogène. La situation est d’autant plus alarmante que ce type de maladie, appelé zoonose, va se développer avec l’accélération du dérèglement climatique.
Qu’avez-vous pensé de la gestion de la crise sanitaire par notre gouvernement ?
Il faut déjà rappeler que depuis son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron a poursuivi la destruction des systèmes de santé et mis à mal les hôpitaux publics. Peut-être, et je dis bien peut-être car je ne suis pas médecin, que si les services publics de santé étaient considérés comme des investissements et non pas comme des dépenses, si les laboratoires pharmaceutiques n’avaient pas délocalisé à l’étranger la production des médicaments, si nous avions eu des masques et des tests, il y aurait eu peut-être une autre solution que le confinement. Mais celui-ci a eu l’avantage pour Emmanuel Macron et ses camarades de classe de casser la dynamique des luttes et des mouvements sociaux divers qui se succédaient de Gilets jaunes en cheminots rouges de colère.
En tout cas, la gestion de cette crise s’est passée exactement comme on aurait pu le prévoir. La stratégie de l’oligarchie a été de faire peur, de tétaniser, de sidérer, car on sait bien que le chaos est positif pour le capitalisme : quand on ne comprend rien à ce qui se passe, quand un dirigeant dit une chose puis le contraire, cela fait peur, cela empêche l’esprit critique, on est sous le coup des émotions et non pas de la réflexion. Par exemple, nous avons été confinés, mais les élections municipales, elles, ont été maintenues. Ils ont également fait ce choix incroyable de remplacer le candidat à la mairie de Paris, Benjamin Griveaux, par Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, et ce, alors même que la crise sanitaire se profilait.
Emmanuel Macron a également dit “blanc”, comme quoi la santé n’allait désormais plus être une charge, mais un bien commun au service de tous. Mais, ensuite, il a fait “noir”, et profité de ce que Naomi Klein nomme la “stratégie du choc”, c’est-à-dire profiter d’un événement dramatique – un attentat, un ouragan, une épidémie – pour voter un état d’urgence social et sanitaire, avec, de manière autoritaire et antidémocratique, des prises de décisions par ordonnances. Tout cela va à mon sens aboutir à une marchandisation accélérée, aggravée, du secteur social et sanitaire.
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Vous craignez donc un recul de nos libertés individuelles et des droits et conditions de vie des travailleur·euses, notamment les plus précaires ?
Mais ce qui se passe en moment est déjà terrible ! Comme je l’ai dit à Là-bas si j’y suis, le Covid-19 est un “virus de classe” : les populations les plus aisées sont beaucoup moins touchées que les populations les plus pauvres. Le confinement s’est fait à géométrie variable avec, d’un côté, les intellectuels, les classes moyennes supérieures, et tous ceux qui ont accès au monde des nouvelles technologies, qui pouvaient avoir accès au télétravail – sans compter ceux qui ont pu partir à la campagne du fait de l’annonce du confinement faite suffisamment en avance -, et, de l’autre, les travailleurs les plus pauvres, dont la présence sur le lieu de travail, dans une grande promiscuité, était nécessaire. De la même manière, ces travailleurs ont dû utiliser les transports en commun, car souvent ils habitent très loin des centres-villes et des lieux d’emploi. C’est la même chose concernant le déconfinement, qui est également à géométrie variable selon les positions sociales.
Ainsi, j’ai découvert récemment le chiffre de surmortalité en Seine-Saint-Denis, où il a été constaté un taux de surmortalité de 128 % en mars et avril 2020 par rapport à la même période en 2019. Or ce département est l’un des plus pauvres de France : les gens habitent dans des appartements exigus, occupent des emplois manuels incompatibles avec le télétravail, sont plus touchés que la moyenne par le diabète, etc. En fait, cela me rappelle la canicule de 2003 : on s’est rendu compte qu’elle avait essentiellement touché les personnes âgées, pauvres et isolées. Dans la foulée, Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, a usé de la “stratégie du choc” que j’ai évoquée précédemment : il n’a rien trouvé de mieux que de demander aux Français de travailler sans être payés le lundi de Pentecôte, une partie de l’argent économisée étant alors versée à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie des personnes âgées ou handicapées (la loi a un peu évolué depuis, ndlr). Une sorte de punition donc pour les Français, alors même qu’ils n’étaient pour rien dans cette canicule consécutive du dérèglement climatique, lui-même engendré par la machine capitaliste. Or celle-ci n’a non seulement pas freiné le dérèglement climatique mais l’a même accéléré.
Vous êtes spécialiste des grandes fortunes et de la grande bourgeoisie. Qu’avez-vous pensé des dons conséquents faits par plusieurs grandes multinationales, aux hôpitaux par exemple ?
Il s’agit d’un scandale de plus. Depuis des années, avec nombre d’économistes, d’intellectuels, de journalistes et de politiques nous nous battons afin que les multinationales paient leurs impôts, qui représentent des milliards d’euros qui ne rentrent pas dans les caisses des Etats. Leurs dons, ce ne sont que des miettes ! On n’en veut pas ! Ces dons, c’est une forme de violence symbolique, qui s’ajoute à la violence de leur vol – car c’est bien de vol dont il est question : les dirigeants de ces multinationales utilisent les aéroports, toutes les infrastructures que nous payons avec nos impôts, ce qu’elles refusent de faire en fuyant dans des paradis fiscaux. C’est vraiment insupportable.
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Comment interprétez-vous le ton très martial d’Emmanuel Macron, qui n’a cessé de dire que nous étions “en guerre” ?
Je pense que c’est lié au fait qu’il devait être dans un état de panique important, du fait de la lourdeur de la tâche à gérer. D’autant qu’il était très bien placé pour le savoir, étant donné toutes les politiques qu’il a menées, notamment en faveur des plus riches. Il a divisé la société comme jamais un président ne l’avait fait auparavant. Il s’est retrouvé confronté aux Gilets jaunes, un mouvement avec une conscience de classe extrêmement forte et contre lesquels ont été employées des armes létales. Il est d’ailleurs important de noter que c’est le général Richard Lizurey, l’ex-directeur général de la gendarmerie qui était en fonction pendant les Gilets jaunes et leur répression, qui a été choisi pour évaluer la politique de gestion de crise du Covid-19 par l’exécutif ! Cela se passe donc comme d’habitude : est choisie la personne qui devrait être la dernière à l’être, et ce de façon à se protéger, à rester dans son entre-soi, afin que les intérêts de cette oligarchie soient défendus en tous instants.
Voilà donc comment nous avons interprété Michel et moi ce “nous sommes en guerre”, répété plusieurs fois par le chef de l’Etat : ce n’est pas une guerre contre un virus qui est en œuvre, mais une guerre de classe que le capitalisme mène contre les travailleurs et tous les pauvres de la terre, devenus inutiles à l’heure de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Car après avoir pillé la terre, exploité les êtres humains, les animaux et les végétaux jusqu’à la corde, ce système est en bout de course. Les capitalistes sont bien plus dangereux que les loups qui ne tuent que lorsqu’ils ont faim…
Comment sortir de cette situation ?
Il est évident que nous ne pouvons pas résoudre la crise du Covid-19 avec les moyens qui l’ont créée : nous sommes donc obligés de sortir du système capitaliste et de la propriété privée lucrative. Ce n’est pas une catastrophe, mais, au contraire, ce qui pourrait nous arriver de mieux ! Mais cela est conditionné au fait que les peuples du monde entier, chacun d’entre nous, doivent comprendre qu’il n’y a pas d’autres issues. On va me dire “Comment veux-tu faire, toi, Monique, depuis ta petite maison de Bourg-la-Reine ? Et puis, on a les traités européens, la France ne peut pas s’en sortir toute seule”, etc. Eh bien, non : je crois vraiment que, maintenant, il faut que tout le monde soit dans une posture anticapitaliste, qu’on le dise à longueur d’antennes et de médias. Il faut donc qu’on nous restitue une presse plus pluraliste et que l’on sorte le plus rapidement possible de cette concentration des médias aux mains d’une poignée de milliardaires. La désobéissance civile doit désormais être systématisée. D’ailleurs, face à l’urgence écologique et climatique, les scientifiques sont dans un état de panique tel que 1000 d’entre eux ont signé une pétition le 20 février dernier dans Le Monde, laquelle appelle les citoyens à la désobéissance civile et au développement d’alternatives.
Je partage cette idée : il faut faire des actions multiples, non-violentes – je suis vraiment contre la violence physique, qui est contre-productive -, visibles, notamment dans les beaux quartiers, au plus près des lieux de pouvoir de l’oligarchie, comme l’ont fait les Gilets jaunes. Nous étions dès le début du mouvement à leurs côtés dans les manifs afin de témoigner, et une chose très claire est apparue : ils n’ont pas été rejoints massivement par les syndicats et les partis politiques. Certes, les Gilets jaunes eux-mêmes n’en voulaient pas non plus, mais cela ne fait rien, il fallait y aller tout de même, cela les aurait protégés. A contrario, ils ont été mutilés, parce qu’ils étaient dangereux aux yeux de l’oligarchie, car ils ne respectaient pas les codes du marché de la contestation sociale.
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Il nous faut gagner cette bataille de l’altérité : comment est-ce possible qu’aujourd’hui, nous soyons à ce point divisés, que l’on se prenne la tête pour des questions d’élections, alors qu’elles sont l’agenda du néolibéralisme ? Actuellement, ça n’est plus quelque chose d’important, il faut passer à autre chose : la désobéissance civile non violente du plus grand nombre, la reconnaissance du vote blanc dans les suffrages exprimés sont des façons de casser la prédation du politique par une petite caste de carriéristes. D’autant que la désobéissance civile massive et assumée ne peut pas être taxée de populisme : les gens agissent en pleine conscience et en responsabilité. Mais, pour arriver à cela, comme l’ont démontré Gramsci et d’autres, l’hégémonie culturelle est un élément décisif du combat révolutionnaire et du combat pour l’égalité. Ceci dit, actuellement, il n’est plus seulement question d’égalité ou d’inégalité, mais aussi d’éviter la mort des plus pauvres de la planète.
Cette crise sanitaire va-t-elle selon vous devenir un marqueur historique ?
Je souhaite qu’elle devienne un marqueur aussi important qu’une guerre, qu’une révolution, et qu’il y ait un avant et un après Covid-19. L’alerte est très grave, et nous ne pouvions pas imaginer vivre une telle situation. Aujourd’hui, on ne peut pas retourner faire ses petites courses comme avant, on ne peut pas continuer à signer nos petites pétitions comme avant, on ne peut pas continuer l’entre soi du petit marché des militants où l’on se bat pour les miettes que veulent bien nous concéder les capitalistes. Tout le monde est capable de comprendre que si nous continuons comme maintenant, nous sommes tous foutus : nous faisons face à un rendez-vous absolument historique de l’humanité ! Tout va aller très vite à présent.
Quel monde souhaiteriez-vous voir advenir au sortir de cette crise sanitaire ?
Le monde anticapitaliste que j’appelle de mes voeux est difficile à décrire concrètement, car tout cela se fera dans une dynamique que je ne suis pas à la hauteur de maîtriser. Mais il y a déjà des sources d’inspiration partout en France, avec des lieux de partage, de convivialité, de solidarité, de mutualisations de biens communs. On peut imaginer un monde où la nature, l’eau, l’électricité, deviendraient des biens communs, gérés par exemple sous forme de nationalisations – si nous parvenons à changer l’Etat néolibéral en un Etat défendant enfin l’intérêt général -, de coopératives, d’économie solidaire… Bref, peu importe les mots que l’on mettra dessus : que l’on s’oriente enfin vers une sortie totale du capitalisme sur toute la terre, afin d’éviter sa destruction définitive.
Propos recueillis par Amélie Quentel
Dernier ouvrage paru, avec Michel Pinçon : Le président des ultra-riches, chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd Zones/La Découverte, 2019)
Kapital ! Qui gagnera la guerre des classes ?, Jeu de société, illustré par Etienne Lécroart, La Ville Brûle, 2019
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