Dans « Sorcières – La puissance invaincue des femmes », la journaliste Mona Chollet revient sur l’extermination en Europe de dizaines de milliers d’entre elles aux XVIe et XVIIe siècles. L’auteure de “Chez soi” et “Beauté fatale” y analyse de façon passionnante comment ces chasses terribles ont contribué à façonner le monde misogyne dans lequel nous vivons… et comment la figure de la sorcière peut s’avérer être un modèle inspirant “montrant la voie” à celles qui souhaitent le renverser “cul par-dessus tête”.
Imaginez : vous êtes une femme, disons quinquagénaire, célibataire et sans enfants – et, fait incroyable (!), très épanouie ainsi. Probable malgré tout que, de temps à autre, vous ressentiez une sorte de pression sociale plus ou moins insidieuse, de même qu’une certaine inquiétude de la part de votre entourage : n’allez vous pas regretter un jour de ne pas avoir laissé de descendance ? N’est-ce pas un peu triste, tout de même, cette vie d’autonomie renvoyant à l’imaginaire très glam de la “vieille à chats” ? Arrêter de se faire des teintures et arborer fièrement ses cheveux gris, n’est-ce pas incompatible avec le fait d’être toujours désirable de nos jours – et a fortiori de trouver enfin quelqu’un ? Parce que, franchement, avec ce profil, vous avez tout d’une sorcière – et, la plupart du temps, ce n’est pas un compliment.
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A tort, selon Mona Chollet : c’est de cette figure “stimulant[e] pour l’imagination” dont il est question dans son enthousiasmant nouvel essai, Sorcières – La puissance invaincue des femmes (éd Zones/La Découverte). Cette journaliste au Monde diplomatique, déjà auteure de deux ouvrages remarqués, Beauté fatale et Chez soi (éd Zones/La Découverte en 2012 et 2015) revient sur l’extermination de dizaines de milliers d’entre elles en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles, au nom de leurs supposés “agissements diaboliques”, et démontre comment ces chasses “ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre” aujourd’hui : “Si elles n’avaient pas eu lieu, nous vivrions probablement dans des sociétés très différentes.”
“Il paraît difficile de ne pas déduire que les chasses aux sorcières ont été une guerre contre les femmes”
Les traques, humiliations et tortures subies par ces femmes, souvent célibataires, âgées, autonomes, puissantes et érudites – elles jetaient des sorts, soignaient les malades, aidaient les femmes à accoucher -, auraient ainsi selon Mona Chollet “traduit et amplifié les préjugés à l’égard des femmes”. Avec pour conséquence, de nos jours, de conditionner leur attitude… et celle des hommes à leur encontre : “Elles ont réprimé certains comportements, certains manières d’être. Nous avons hérité de ces représentations forgées et perpétuées au fil des siècles. Ces images négatives continuent à produire, au mieux, de la censure, ou de l’autocensure, des empêchements ; au pire, de l’hostilité, voire de la violence.” Et ce, d’autant plus qu’avoir “un corps de femme pouvait suffire à faire de vous une suspecte (…) [ainsi], de tout cela, il paraît difficile de ne pas déduire que les chasses aux sorcières ont été une guerre contre les femmes”.
En convoquant plusieurs figures de la pop culture – Buffy contre les vampires, Harry Potter…-, en évoquant le récent revival de la figure de la sorcière – sur Instagram, lors de manifs ou pour “jeter des sorts à Donald Trump” – mais aussi en faisant la part belle à la littérature féministe sur le sujet, Mona Chollet explique pourquoi les femmes indépendantes, et/ou sans enfants, et/ou expérimentées et assurées, bref, ne correspondant pas aux stéréotypes assignés aux femmes dans notre société, sont à ce point mal vues et jugées “menaçantes”.
“Renverser un ordre symbolique et un mode de connaissance qui se sont construits explicitement contre elles”
Peut-être parce qu’ainsi, non seulement ces héritières des sorcières remettent en cause notre monde tel qu’il va, mais, allant plus loin, en tant que “modèles identificatoires” à l’audace folle, aident à “renverser un ordre symbolique et un mode de connaissance qui se sont construits explicitement contre elles” pour lui substituer “d’autres qui nous permettent d’exister pleinement et nous enveloppent d’approbation”. Pêle-mêle : la journaliste et écrivaine Sophie Fontanel, la journaliste américaine Gloria Steinem, les femmes instigatrices de la “libération la parole” – une expression ayant presque “l’effet d’un sort, d’une formule magique, déchaînant orages et tempêtes, semant le chaos dans notre univers familier” – dans le cadre du mouvement #MeToo, celles osant témoigner sur “les maltraitances et les violences” subies dans le milieu médical, la philosophe écoféministe Carolyn Merchant…
L’auteure, qui propose de très belles pages sur le temps qui passe et la “volupté” pouvant caractériser le fait de vieillir, raconte par moments certaines de ses expériences personnelles, quand celles-ci permettent d’appuyer son propos. Et analyse comment l’étude des chasses aux sorcières lui a permis d’enfin “trouver une manière satisfaisante d’articuler” son féminisme avec “son malaise face à la civilisation dans laquelle nous baignons ; face à son rapport au monde conquérant, tapageur, agressif ; face à sa croyance naïve et absurde dans la possibilité de séparer le corps de l’esprit, la raison de l’émotion”. Cette idée de rationalité autoproclamée l’occupe en effet de “manière obsessionnelle” dans tous ses essais : “Je formule et reformule sans cesse une critique de ce culte de la rationalité (ou plutôt de ce qu’on prend pour de la rationalité) qui nous paraît si naturel que nous ne l’identifions souvent même plus comme tel.”
Les chasses aux sorcières concomitantes de l’exploitation de la nature
Mona Chollet écrit ainsi comment la chasse aux sorcières a coïncidé avec “l’exploitation sans frein” de la nature liée à l’intensification des activités humaines au moment de la Renaissance – et comment l’ancienne vision d’un monde vu “comme un organisme vivant, souvent associé à une figure maternelle et nourricière”, s’est vue remplacée par un modèle “gestionnaire”, “mécaniste” de la nature, “le désordre de la vie organique céd[ant] la place à la stabilité des lois mathématiques et des identités”. Ceci entraînant, selon les mots de la philosophe et professeure Susan Bordo citée dans le livre, une “fuite loin du féminin, loin de la mémoire de l’union avec le monde maternel, et un rejet de toutes les valeurs qui y sont associées”. En somme, comme s’il s’agissait de “tuer les femmes anciennes pour fabriquer l’homme nouveau” (cf. l’historien Guy Bechtel, cité par Mona Chollet, laquelle explique par ailleurs comment « la médecine telle que nous la connaissons s’est construite sur [l’] élimination [des sorcières guérisseuses]”).
Aussi, vu l’état des choses, “le monde doit à nouveau être mis sens dessus dessous”, écrit Carolyn Merchant, citée par la journaliste, qui voit dans ce projet une “invitation suprêmement excitante à la liberté et à l’invention – excitante et nécessaire puisque le système qui nous a été légué est à bout de souffle”. Mais ce, sans jamais une once d’injonction : si Mona Chollet “[s’] efforce ici de mettre en évidence ce que la société attend de nous et ce qu’elle nous défend d’être”, elle le fait toujours “sans prétendre pour autant qu’il faudrait systématiquement en prendre le contre pied. Être une femme n’a rien de simple, et chacune de nous effectue ses arbitrages – toujours susceptibles d’évoluer, dans un sens ou un autre – comme elle le peut et comme elle le souhaite.”
Mona Chollet, Sorcières – La puissance invaincue des femmes, éditions Zones/La Découverte, sortie le 13 septembre 2018, 232 pp, 18€
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