Nelly Deflisque a plaqué sa vie parisienne le temps d’une année sabbatique. Chaque mois, elle nous raconte un bout de cette expérience hors du temps, mais surtout hors de nos frontières.
Vendredi 3 janvier 2014, Paris, France. Je suis restée longtemps, comme ça, assise dans le froid, devant la porte de chez moi. Il était minuit passé et je regardais ma rue lentement, dévisageant chaque quidam partant ou rentrant de soirée. J’ai bien dû rester une heure, là, pelotonnée dans cet air glacé. C’était mon premier jour d’année sabbatique et je contemplais, excitée, les 365 jours à venir. Il faisait froid, il faisait très chaud.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Mars 2014, Birmingham, Angleterre. Qu’il est lourd ce plateau chargé de Coca et de bières. Si lourd qu’il a (encore une fois) glissé sur la table d’une cliente du restaurant snob dans lequel je travaille pour apprendre l’anglais. Aussi, pour me faire les pieds, on me cantonne au remplissage des ketchups/mayos au sous-sol, à l’approvisionnement des frigos en boissons, au service des petits-fours-grand-sourire-et-décolleté. Ouais, après avoir rendu mon tablier et claqué la porte du lieu, je souffle un grand coup, dévore un cupcake et me marre. Je m’en fous, je dois retrouver mon mec en mission humanitaire dans deux mois pour vivre avec lui jusqu’à la fin de l’année aux Philippines.
Pour retenir mes larmes qui coulent silencieusement déjà, je frappe frénétiquement ma cuisse gauche avec le poing.
13 mai 2014, Birmingham, 18 heures. Je cours à toute vitesse, je trouve une rue, là, à gauche, personne, pas de voiture, elle fera l’affaire. Je rappelle ma mère le cœur battant. Ses résultats médicaux sont tombés. Ça sonne, ça bat. C’est un cancer. La voix posée, je lui assure que ce n’est pas grave, que ça se soigne, que je n’ai pas peur. Pour retenir mes larmes qui coulent silencieusement déjà, je frappe frénétiquement ma cuisse gauche avec le poing.
13 mai 2014, Birmingham, 19 heures. J’appelle mon copain aux Philippines. Je tremble et je lui explique la nouvelle. Il ne comprend pas tout, n’entend pas bien. Me demande quel est le nom de ce foutu cancer. Je ne le trouve plus, j’ai un trou, tout est flou. “C’est pas grave qu’il me dit, tu retrouveras le nom exact plus tard.” Non! Je lui hurle de se taire. De se taire jusqu’à tant que je retrouve le nom de cette enflure de cancer. Tais-toi, tais-toi, tais-toi, mais chut merde! Je vais trouver, je dois retrouver… Lymphome hodgkinien. Voilà, c’est ça.
14 août 2014, El Nido, Philippines. Je ne sais pas comment on peut appeler ça. Je ne sais pas quel mot on emploie pour décrire l’enfer au paradis. Peut-être suffit-il de googliser “El Nido Philippines” pour saisir l’angoisse d’une rupture dans un tel endroit. Ça fait une semaine seulement que je suis là, et pourtant les cinq mois de distance auront suffi à pulvériser notre histoire de quatre ans. À nous rendre étrangers l’un à l’autre. Face à la plus belle plage du monde, seule et en pleurs, j’essaye d’avaler une omelette en regardant un vieux blanc dégueulasse embrasser sa “copine” de 15 ans. J’ai tout recraché dans l’assiette. Puis j’ai repris l’avion.
“Mon prof de philo disait souvent que pour toucher le réel, il fallait aller au bout de l’expérience donnée. En ce 20 décembre 2014, j’ai compris.”
Septembre 2014, Barcelone, Espagne. Il y a l’amie. Celle qui a directement posé une semaine de vacances pour m’accompagner à Barcelone. L’amie, tu sais, celle qui est comme ta sœur. L’amie qui pourrait te brosser les dents et t’enlever les chaussettes tellement t’as plus la force de rien. L’amie qui te tient la main quand tu débarques, assommée, dans un nouveau pays pour te refaire une santé. Olé.
Novembre 2014, Barcelone. On aurait pu se mettre sur la tronche. Grecs, Allemands, Ukrainiens, Russes, Français, Belges, et j’en passe. On aurait pu. Et pourtant, c’est dans cette classe d’espagnol que chaque matin de 9h30 à 13h30 j’ai repris vie. Un jeudi, après un cours, on a déjeuné dans un restaurant thaï tous ensemble. En sortant, je marchais derrière la troupe. Je les regardais. À un moment, Nicoli, une Brésilienne et Vitalii, un Ukrainien, se sont pris dans les bras, comme ça, pour rien, pour tout. Seul un rayon de soleil a trouvé la place de se faufiler entre eux. J’ai souri. Je crois que c’est ça, un moment de grâce.
20 Décembre 2014, Paris, France. On est la veille de mon retour au travail. J’ai décidé de me faire plaisir, de profiter pleinement de cette dernière journée de liberté. Petit crème dans mon café préféré, le magazine Causette sur les genoux, sushis, librairie, ciné. Et puis le quai des Fleurs, Paris 4ème. Sur les 100 mètres qui joignent un pont à l’autre, j’ai lâché mes larmes. Toutes. Et c’est avec les joues mouillées et les yeux vidés que j’ai repensé à mon prof de philo, vieux sage dont j’étais secrètement amoureuse à la fac. Il disait souvent que pour toucher le réel, il fallait aller au bout de l’expérience donnée. En ce 20 décembre 2014, j’ai compris. Cette année, j’ai heurté de plein fouet la réalité, et même si souvent elle m’a fait mal, elle m’a aussi fait rire, aimer et surtout grandir. Alors si les grandes tempêtes font les grands capitaines, j’embarque volontiers dans un nouveau navire. Quelle année sabbatique tout de même.
{"type":"Banniere-Basse"}