“La vie d’ma mère”, “sa mère la pute”, “nique ta mère”, “sur la tête de ma mère”… Mais pourquoi diable en veut-on autant à nos mamans? On a essayé de comprendre.
Des cours de récré où s’échangent des vannes potaches aux Rap Contenders les plus musclés, force est de constater qu’insulter la mère reste encore aujourd’hui l’alpha et l’omega de la répartie cinglante. Mais loin d’être gratuite, l’injure recèle une variété de sens. Récapitulons.
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“Fils à putain” et “niquage de mères”
À bien y réfléchir, la mère semble toujours avoir traîné derrière elle ces sales mots qu’on lui inflige. “On le remarque dès les chansons du Moyen Âge!”, affirme Julienne Flory. L’autrice d’Injuriez-vous! Du bon usage de l’insulte évoque ici l’apparition d’expressions comme “fils à putain”, qui à en croire la professeure de linguistique Dominique Lagorgette, autrice de Bâtard et fils à putain: du titre à l’insulte, daterait de la première moitié du XIIème siècle. Mais pour la linguiste Aurore Vincenti, cet ancêtre du “fils de pute” s’ancre directement dans les écrits sacrés, de la chute d’Eve aux figures antinomiques de la Vierge Marie et de Marie Madeleine. Il faut chercher la genèse du “fdp” du côté du péché originel et “de cette tension entre la Madone et la putain, la femme pure et impure, capable d’être auprès d’un enfant d’un côté, et désirable de l’autre”, développe l’autrice des Mots du Bitume. Insulter la mère, c’est la profaner, et donc avouer sa dimension sacrée. S’offusquer de l’imaginer tantôt “niquée” tantôt “pute”, c’est refuser sa sexualisation, en faire un corps intouchable qui n’enfanterait que grâce au miracle de l’Immaculée Conception. Le “fils à putain” traîne derrière lui une peur aussi ancestrale que celle du serpent: cette “putophobie” qui “traverse les siècles, érige la mère en sur-femme et réduit la prostituée à une femme malade que l’on doit protéger d’elle-même et des autres”, ajoute Julienne Flory. Selon elle, du “chatte à ta mère” au “nique sa race”, la maman demeure la maudite du jardin d’Eden, “celle sans qui rien ne se serait passé, mais surtout celle sans qui rien ne se serait passé de mal”. Son insulte est une malédiction qui parcourt les âges.
“Le niquage de mères est devenu humoristique.”
C’est le développement du hip-hop dans le Bronx des années 70 et son avènement qui érige l’insulte à la mère en phénomène “pop”. En 1972, le linguiste William Labov consacre une partie de ses travaux à la pratique du “Yo Mama”, ces joutes verbales auxquelles se livrent les bandes de jeunes Afro-américains de Harlem. Ces tirades de rue perpétuent la tradition orale du “dirty dozens”, consistant à flinguer l’adversaire en quelques alexandrins burlesques et virulents visant -entre autres- sa génitrice. Le hip-hop démocratise ce langage d’initiés où la répartie importe plus au fond que la “daronne”. “Les Yo Mama sont avant tout une démonstration de compétences linguistiques. Si une vanne vise le poids de la mère d’autrui, elle n’est acceptée qu’à condition que celle-ci ne soit pas en surcharge pondérale: on observe un processus de déréalisation”, analyse François Perea, à qui l’on doit l’essai Les Jeux contradictoires de la parole et du corps. Alors que la naissance en 1995 du groupe NTM érige l’injonction “nique ta mère” en explosif conflit des générations, le succès 10 ans plus tard de l’émission Yo Momma sur MTV démontre une nouvelle fois l’adhésion des millennials à ces battles de cabotins redoublant d’inventivité pour évoquer le physique et l’intimité de la maman. D’une punchline à l’autre, celle-ci s’envisage en ménagère laide, obèse et stupide, à la sexualité forcément honteuse, réceptacle de remarques grossophobes comme “ta mère est si grosse que même Dora ne peut pas l’explorer”. Plus mainstream que jamais, “le niquage de mères est devenu humoristique”, affirme Benjamine Weill, philosophe et spécialiste du rap, qui voit en Booba le roi incontestable de cet art insolite depuis 20 ans déjà.
Bandes de mecs et punchlines “couillues”
Oeuvres et artistes iconiques font de cette trivialité une performance. “Baiser des mères” est un sport de combat: pour Aurore Vincenti, les “Yo Mama” “transcendent l’insulte avec un enrobage créatif, qui doit frapper l’oreille autant que l’imaginaire, kicker l’adversaire au vif”. Aux États-Unis, le “motherfucker” est aussi anodin qu’une virgule. Le rap l’assume en ponctuation et l’assène jusqu’à l’épuisement total de son sens -il suffit d’écouter Vald et son parodique Bonjour pour s’en convaincre. Au sein des cours de récré, le “ta mère!” est une provocation aussi bien adressée à l’autre qu’aux oreilles des figures autoritaires, les adultes. Pourtant, difficile d’envisager l’irrévérence d’un gimmick à ce point banalisé. Si l’exercice des “Yo Mama” éclôt des populations ghettoisées et vise avant tout à choquer le petit bourgeois blanc, il répond à une logique très codifiée: l’insulte rituelle. Cracher sur la mère est un rite de passage par lequel l’individu s’intègre au sein du groupe. “Pour devenir chef de gang, il faut savoir se battre, mais aussi maîtriser la vanne”, analyse François Perea. Toute une construction sociale se façonne dans cet entre-soi très “street” aux senteurs de testostérone. On se familiarise très tôt à cette “virilité de bon aloi” dixit le chercheur, pour qui “il ne suffit pas d’être un homme: il faut que ça castagne, que ce soit ‘couillu’, l’utilité première de la répartie étant de déterminer qui en est et qui en est pas”. Qui “en est”, ou plutôt qui “en a”. Nulle lutte des classes ou contre-culture quand il s’agit de jouer à ce petit jeu-là. L’insulte est le jargon d’initiés s’échangeant des gros mots “comme s’il s’agissait de secrets de famille”, précise le linguiste. Des préaux de collège aux boys club les plus prestigieux, difficile de dire ce qui différencie au fond tous ces “fils de pute” et autres adeptes du “ta mère la tchoin”.
“Le langage a toujours été sexiste et défavorable aux femmes. Il est l’apanage masculin, l’outil des hommes dominants -et qui souhaitent le rester.”
“Tout part de l’adolescence: les ados se traitent ‘d’enculés’ et de ‘fils de chienne’ car ils ont du mal à apprivoiser leur sexualité”, explique Benjamine Weill, qui insiste sur la nécessité de cette initiation trash. Mais aussi sur ses dérives: “Ces difficultés de communication se régulent finalement par l’insulte, la surenchère, l’humiliation. C’est de là qu’éclôt la misogynie.” Afin de trouver sa singularité, l’ado, plutôt que de tuer le père, préfère s’en prendre aux mères. Une cible facile. Mais au lieu de renverser un système dont il désire s’émanciper, il le reproduit. “Le langage a toujours été sexiste et défavorable aux femmes. Il est l’apanage masculin, l’outil des hommes dominants -et qui souhaitent le rester”, détaille Julienne Flory. En 2019, l’Académie française compte cinq femmes pour 31 hommes. L’injure est donc le luxe des voix majoritaires, qui, lorsqu’elles s’invectivent, se privent bien de se salir. Car cette mère profanée constitue ce que Dominique Lagorgette nomme “l’insulte par ricochet”. À savoir “qu’on ne l’adresse pas directement à un interlocuteur mais que l’on fait appel à une tierce personne”, dixit Julienne Flory. En cela, la mère est avant tout un objet que se réapproprie la masculinité, “avec la volonté de créer des hiérarchies et la morale qui va avec”, ajoute-t-elle. Sans oublier les tabous qu’elle concentre. Ainsi s’envisage le personnage de la MILF (“Mother I’d Like to Fuck”), cette maman du porno plus souvent “belle-mère” que mère -à en lire les mots-clés très précis des sites pour adultes. Pas tant “mommy” que maîtresse, elle inculque aux jeunes garçons ses connaissances sexuelles. Cette emprise du désir masculin sur la figure maternelle atteint son paroxysme avec la catégorie des “grannies”, ces grands-mères nymphos imaginées comme des “MILFS ++”. Tel que le déplore François Perea, le porno n’est rien de plus que l’excroissance de la vanne, un simple fantasme finalement très prude: “le X déréalise, flirte avec les tabous sans les transgresser avec sa ‘MILF’ qui ressemble à tout sauf à une mère. Celle-ci a donné la vie mais le garçon préfère ignorer qu’elle est un être vivant qui fait l’amour.”
“Les jurons sont importants!”
Faut-il dès lors attendre la chute du patriarcat pour rendre aux mères ce qui leur appartient, à savoir leur corps et leurs droits? Pas forcément. Alors que Benjamine Weil nous incite à réécouter les punchlines post #MeToo d’artistes modernes comme Chilla ou Vin’s, emblèmes d’un rap déconstruisant sa propre imagerie virile, il ne tient qu’à nous de changer dès à présent nos habitudes. Car l’insulte à la daronne est aussi un réflexe linguistique, de ceux que l’on profère en se cognant le petit doigt de pied. “C’est à la fois une injure et un juron, un mot qui ne s’adresse à personne en particulier”, définit Julienne Flory. Pas seulement “ricochet” ou “rituel”, le “nique-ta-mère” est un tic de langage tenace. “Il faut porter une oreille plus attentive à sa langue, recommande Aurore Vincenti, sans oublier ce que signifient des mots purgés de leur sens comme ‘putain’: l’évocation dégradante d’un corps de métier et de la femme en général.” Selon la spécialiste, c’est en questionnant ce sens que s’apprécie “la beauté de la langue”.
“Les jurons sont importants car ils nous permettent de supporter les moments difficiles, ce sont les béquilles du langage.”
Mais comprendre l’insulte n’implique pas sa censure. C’est d’ailleurs à cela que Julienne Flory s’oppose. “Les jurons sont importants, prévient-elle, car ils nous permettent de supporter les moments difficiles, ce sont les béquilles du langage.” Idem pour l’insulte, primordiale “afin de savoir ce que l’on a le droit de dire ou non au sein d’une société”. Toutes deux nous purgent de nos sentiments les plus toxiques et de nos émotions négatives. “Mais ce lexique ne doit pas être figé”, ajoute l’érudite. Et si c’était aux mères de le révolutionner? Victimes de “mom shaming” -néologisme désignant les exigences que la société assigne aux “mauvaises mères”-, les mamans d’aujourd’hui doivent comme leurs prédécesseuses supporter ce sentiment de culpabilité que des paroles autoritaires font peser sur elles. Alors que les minorités les plus réprimées se réapproprient à des fins militantes les insultes qu’on leur décoche -comme “pédé” ou “salope”-, la mère, elle, attend son émancipation. Cette langue qui l’opprime depuis trop longtemps pourrait bien être sa libération. Pleine d’espoir, Julienne Flory nous rappelle qu’après tout, “un mot n’a pas qu’un sens: il a celui qu’on lui donne”.
Clément Arbrun
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