Pour le philosophe et sociologue Manuel Cervera-Marzal, le terme de post-vérité est instrumentalisé pour discréditer tout discours opposé au néolibéralisme. Certains médias n’hésitent pas à l’utiliser à l’encontre de classes populaires… qu’ils ont contribué à invisibiliser.
Le 7 janvier 2019, devant les locaux de la chaîne LCI, le ton monte entre deux hommes. Le journaliste Jean-Michel Aphatie, qui sort prestement de son lieu de travail, vient d’être abordé par un mystérieux “journaliste Gilet jaune” au ton inquisiteur, qui l’interroge sans s’embarrasser avec des présentations, tout en le filmant clandestinement. Il l’accuse d’être “millionnaire”, d’avoir un appartement dans le XVIe arrondissement et d’invisibiliser sciemment les violences policières. L’éditorialiste encaisse les coups. Il a beau nier en bloc, la discussion est impossible.
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https://youtu.be/74LDtVSn5eY
“Votre présupposé, c’est que je suis du côté du pouvoir, votre présupposé, c’est que je suis un menteur ”, déplore Aphatie avec un sang-froid qui force le respect. “Je ne peux rien nier de vos accusations”, poursuit-il avant d’être coupé par son poursuivant, plus tard identifié comme le paparazzi Marc Rylewski : “Parce que les Gilets jaunes sont du côté de la vérité, monsieur ! Et parce que vous, vous êtes du côté du mensonge et de la manipulation.”
Esclaves des extrêmes contre serviteurs de milliardaires
Cet extrait de la vidéo de six minutes qui a ensuite été postée sur YouTube en dit long sur la crise de confiance qui frappe toute une profession, et que le mouvement des Gilets jaunes a poussée à son paroxysme. “Menteurs”, “traîtres”, “collabos”, “fake news”. Depuis le 17 novembre 2018, une grêle d’injures s’abat sur certains médias – BFM-TV en tête. Les violences physiques contre des journalistes se multiplient, comme le samedi 12 janvier à Rouen, lors de l’acte IX, lorsqu’une équipe de LCI a été prise à partie.
Des citoyens accusent certains médias de n’être que la voix de leurs maîtres milliardaires
Les termes du conflit sont clairement posés. D’un côté, des éditorialistes et experts habitués des plateaux télé ont promptement reproché aux Gilets jaunes de fouler au pied la vérité, de céder aux sirènes du poujadisme, de “grogner” au lieu de réfléchir, d’être esclaves de leurs émotions et des extrémistes qui les attisent. De l’autre, des citoyens accusent certains médias – voire les amalgament dans un “parti médiatique” fantasmé – de les traiter avec mépris, d’être sociologiquement et idéologiquement déconnectés, de déformer les faits, de n’être que la voix de leurs maîtres milliardaires. A croire que l’infox – mélange d’infos et d’intox – est partout, et qu’il n’y a pas d’autre solution, pour coller au réel, que de devenir son propre média grâce à internet.
Le label de “post-vérité” est un impensé de l’élite
Mais de quoi cet affrontement est-il le signe ? Et que cache le label de “post-vérité” censé caractériser cette époque folle où, dans le sillon de l’élection de Donald Trump en 2016, l’objectivité des faits s’érode comme une dune de sable sous l’effet d’un tsunami ? A rebours des idées reçues et des poncifs négatifs sur l’avènement de l’ère des faits alternatifs, le sociologue et philosophe Manuel Cervera-Marzal donne une interprétation iconoclaste de ce phénomène.
Dans un essai au titre provocateur – Post-vérité, pourquoi il faut s’en réjouir –, ce spécialiste de la désobéissance civile estime que le mot même de “post-vérité” utilisé par les professionnels de la chronique mondaine – souvent pour se lamenter de l’irrationalité des foules – fait écran à un profond malaise médiatique. “C’est un réflexe de classe, une forme d’entre-soi élitiste. Parler de post-vérité sous-entend que l’opinion publique est en train de se détacher de la vérité, voire de la rejeter sciemment, nous explique-t-il. Une fraction de la société serait particulièrement concernée : les classes populaires, auxquelles on reproche de voter pour des populistes de droite ou de gauche, d’être dans l’erreur, de fonctionner à l’instinct. En parlant de ‘post-vérité’, ces élites et ces experts révèlent en fait leur impensé et leur inconscient de classe. On peut voir cela comme un rappel à l’ordre.”
Une déviance à l’égard du dogme et des experts
Infondée empiriquement (“comment peut-on prétendre qu’avant 2016, nous étions dans l’ère de la vérité ?”), la “post-vérité” ne désignerait donc pas l’infidélité des gens ordinaires à la vérité, mais leur déviance à l’égard d’un dogme – celui du libre marché, de l’absence d’alternatives et des bienfaits du ruissellement économique –, et leur affranchissement de la fabrique du consentement. La victoire du “non” au référendum portant sur le Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, alors que la presse nationale militait unanimement pour le “oui”, fut un premier indice de cette rupture.
“La post-vérité est le signe d’une crise d’autorité” – Manuel Cervera-Marzal
“La post-vérité est invoquée à chaque fois que les électeurs vont à l’encontre des options électorales préconisées par les médias dominants. En ce sens, la post-vérité désigne une époque où le public se détourne, non de la vérité, mais de la parole des experts médiatiques. Quand un expert s’inquiète de la post-vérité, il faut surtout comprendre qu’il est angoissé à l’idée qu’on ne l’écoute plus. La ‘post-vérité’ est le signe d’une crise d’autorité”, souligne le jeune philosophe, qui revendique un positionnement libertaire. Voilà pourquoi il faudrait s’en réjouir : la post-vérité serait en fait l’occasion unique d’une régénération démocratique.
L’accès à la parole sur les réseaux sociaux a des effets bénéfiques
Mais comment faire en sorte que l’effondrement actuel de la médiation journalistique n’enfante pas un monstre ? Manuel Cervera-Marzal en convient : la ligne de crête est étroite entre la critique légitime des médias et la haine viscérale qu’elle peut parfois déchaîner. “Il y a eu des actions inadmissibles d’agressions verbales voire physiques envers des journalistes : pire qu’une crise d’autorité, c’est leur intégrité physique qui est directement menacée”, constate-t-il. Il persiste pourtant à voir dans ce clair-obscur, où le relativisme et le conspirationnisme prospèrent, des raisons d’espérer.
Des rumeurs sur l’afflux de migrants censé être provoqué par le pacte de Marrakech, ou sur la vente de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne conclue dans le traité d’Aix-la-Chapelle ont certes eu leur petit succès, et l’existence de stratèges de la désinformation est établie. Mais ces dérives ne doivent pas masquer les effets bénéfiques de la démocratisation de l’accès à la parole liée aux réseaux sociaux.
Les Gilets jaunes sont entrés par effraction dans le champ médiatique
Les “gens qui ne sont rien” (dixit Macron), ces parias des JT et des plateaux télé, sont entrés par effraction dans le champ médiatique. Même Cyril Hanouna, qui s’est un temps proposé sans rougir d’être le porte-parole des Gilets jaunes, a dû prendre le train en marche en donnant la parole aux Français en souffrance dans une spéciale de son émission, Balance ton post !, le 25 janvier. Déjà, sans son intermédiaire, ils avaient réussi à faire émerger leur réalité.
“Facebook constitue la première source d’information quotidienne de 40 % des Français”– Manuel Cervera-Marzal
“Beaucoup déplorent cette démocratisation. Selon moi, c’est le signe d’un raidissement d’une corporation d’éditocrates qui a peur de se faire damer le pion, et de perdre des parts de marché à cause des réseaux sociaux. Et de fait, c’est le cas puisque Facebook constitue la première source d’information quotidienne de 44 % des adultes américains, et de 40 % des Français”, analyse Manuel Cervera-Marzal. Les Gilets jaunes adoubent d’ailleurs les Facebook Live, censés valoriser l’humble exactitude de la “chose vue”.
Ces nouveaux médias ont fait la preuve de leur utilité en rendant visibles les violences policières. La stupeur suscitée par la vidéo de Jérôme Rodrigues, qui a lui-même filmé, le 26 janvier, le moment où il est blessé à l’œil en témoigne. “Certains éditorialistes ont révisé leur grille d’analyse, mais avec deux mois de retard, ce qui correspond à deux décennies dans la conjoncture actuelle”, note Cervera-Marzal. Espérons qu’à l’avenir ils en prendront conscience plus rapidement.
Post-vérité, pourquoi il faut s’en réjouir (Le Bord de l’eau), 124 p., 13,20 €
Lire l’interview intégrale de Manuel Cervera-Marzal sur les inrocks.com
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