Alors que Marlène Schiappa annonce un “Grenelle des violences conjugales”, Nicole Belloubet révèle une série de mesures pour lutter contre les féminicides. Des dispositions qui, pour la majorité, existent en Espagne depuis plus d’une décennie.
Souvent citée en exemple, l’Espagne joue un rôle précurseur dans la lutte contre les féminicides. En un peu plus dix ans, ce pays du sud de l’Europe est parvenu à réduire le nombre de meurtres conjugaux commis sur son sol de manière drastique, passant de 71 femmes tuées en 2003 à 47 pour l’année 2018. Alors que les femmes et hommes politiques français n’ont commencé à se saisir du problème que très récemment, l’Espagne légifère depuis plus de 15 ans sur le sujet. En 2018, le gouvernement français a déclaré la lutte contre les violences faites aux femmes grande cause du quinquennat. Invitée de BFM TV ce dimanche 7 juillet, la ministre de la Justice Nicole Belloubet a pourtant admis que l’État n’en faisait “pas assez et surtout pas assez vite”. De son côté, Marlène Schiappa a annoncé le même jour un “Grenelle des violences conjugales”, prévu pour la rentrée. Tandis qu’Emmanuel Macron déclarait dans un post Facebook reprenant le nom des 74 victimes de féminicides depuis le début de l’année: “Mesdames, la République n’a pas su vous protéger.” Les mesures annoncées par la garde des Sceaux prennent, pour beaucoup, exemple sur celles mises en place de l’autre côté des Pyrénées. Mais, ces mesures sont-elles l’unique raison pour laquelle l’Espagne parvient aussi efficacement à lutter contre les crimes machistes?
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Un succès lié au passé dictatorial de l’Espagne
D’après Béatrice Sommier, ethnologue spécialiste des relations femmes-hommes et de la domination masculine en Andalousie, si les féminicides sont de moins en moins nombreux en Espagne, c’est avant tout dû à une prise de conscience de la société. “Après 40 ans de dictature patriarcale sous Franco, des mouvements féministes forts se sont développés à partir des années 2000 dans la vie publique et privée. Ils ont entraîné une prise de conscience chez certains hommes”, indique-t-elle aux Inrocks. Mais, prendre conscience ne signifie pas forcément “passer à l’acte” et ne suffit pas à expliquer une baisse si importante, précise l’experte.
“Les Espagnol·e·s acceptent mieux que les Français·e·s que l’État exerce un contrôle et s’immisce dans leur sphère privée.”
Elle met en avant le rôle joué par les lois qui prônent l’égalité femmes-hommes et qui présentent ces violences comme profondément anormales: “Elles sont nécessaires mais insuffisantes. Il faut qu’il y ait une menace policière, juridique et sociale pour que les choses changent vraiment.” L’ethnologue ajoute que les Espagnol·e·s ont été très marqué·e·s par cette menace policière pendant les années franquistes. Alors que cette période a été marquée par l’absence de vie privée, les contrôles étaient très forts et l’État intervenait directement dans la sphère privée. D’après l’ethnologue, le rejet de l’extrême catholicisme qui s’était mis au service de la dictature a, lui aussi joué un rôle important. La religion légitimait les violences subies par les femmes et a vraiment été considérée comme un problème. “La réaction a été de rompre avec ce passé où un homme pouvait tuer sa femme pour adultère et où c’était normal”, raconte-t-elle.
Ces intrusions passées de l’État et de la religion dans la vie des ménages auraient préparé la société espagnole à la politique contre les féminicides menée aujourd’hui par le gouvernement. “C’est peut-être pour ça que les Espagnol·e·s acceptent mieux que les Français·e·s que l’État exerce un contrôle et s’immisce dans leur sphère privée”, indique l’experte. La France, de par son histoire différente, serait donc dans de moins bonnes dispositions pour faire passer les féminicides, qui ont lieu à l’intérieur des foyers, du domaine privé au public.
Des “menaces” sociales et judiciaires très prégnantes
Béatrice Sommier souligne par ailleurs l’importance de faire peser une “menace” sur les auteurs de ces crimes. Il existe selon elle une “menace” sociale omniprésente en Espagne: “Les gens se connaissent et échangent beaucoup plus qu’en France. Si bien que l’on sait très vite ce qui s’est passé chez le voisin, ajoute-t-elle. Dans une société où les violences envers les femmes sont de plus en plus mal vues, les hommes ne veulent pas être étiquetés comme celui qui a tué sa femme.”
En Espagne, un tribunal spécialisé instruit les dossiers dans un délai maximum de 72 heures et le procès doit démarrer dans les 15 jours qui suivent la plainte.
La justice et la police doivent, elles aussi, faire peser cette “menace” par le biais de lois, explique l’ethnologue. À partir des années 2000, énormément de mesures pour aider les femmes victimes de violences conjugales ont été prises en Espagne. C’est un féminicide extrêmement violent qui est à l’origine de cet arsenal législatif. En 1997, une femme a été brûlée vive par son mari après avoir témoigné quelques jours plus tôt à la télévision sur les violences dont elle était victime depuis 40 ans. Elle a expliqué avoir porté plainte 15 fois sans pouvoir quitter son domicile, même après avoir divorcé. Cette histoire a profondément bouleversé l’Espagne et a mené à une révision du Code pénal.
À partir de là, les mesures se sont enchaînées. Entre 2003 et 2004, un soutien juridique et social pour les femmes qui portent plainte, des aides pour l’accès au logement et un observatoire des violences conjugales ont été créés. Les efforts concernent aussi les délais de prise en charge. Un tribunal spécialisé instruit les dossiers dans un délai maximum de 72 heures et le procès doit démarrer dans les 15 jours qui suivent la plainte. L’État est, par ailleurs, en capacité de porter plainte contre l’auteur des violences si la femme ne souhaite pas le faire en son nom. Depuis une dizaine d’années, le port du bracelet électronique s’est généralisé. Il permet aux femmes et aux autorités d’être prévenues lorsque l’agresseur approche.
L’éducation et les médias portent une nouvelle vision de la femme
Les médias espagnols s’emparent, eux aussi, de la question. Ils désignent les meurtres de femmes par leur conjoint comme des “crimes machistes”. Une terminologie bien loin du “crime passionnel” souvent invoqué en France et qui n’a aucune valeur juridique. De l’autre côté des Pyrénées, les crimes machistes sont décomptés et présentés comme un phénomène de société. Des journées de deuil sont organisées dans les municipalités afin de sensibiliser la population. À l’inverse, les féminicides en France sont traités comme des faits divers. “Le fait d’en parler comme un crime en soi et pas comme d’un fait divers banal montre que ces faits ne sont pas normaux”, précise Béatrice Sommier à propos du traitement médiatique espagnol.
L’experte souligne par ailleurs l’importance de l’éducation dans la lutte contre les féminicides, secteur sur lequel l’Espagne a su miser. Dans les manuels par exemple, il y a eu une volonté d’atténuer les différences et les inégalités dès les années 1990. “Ils montraient que n’importe quel métier pouvait être exercé quel que soit son genre, ou des hommes en train de faire des tâches ménagères. Si la femme n’est pas considérée comme inférieure à l’homme, alors, on n’a pas l’obligation de la taper pour qu’elle obéisse. Tout se joue dès le plus jeune âge”, explique l’experte. Sur ce point, la France est à la traîne. En témoignent les réactions très négatives quand le contenu des manuels a été discuté en 2013. Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, proposait un ABCD de l’égalité. Ce programme d’enseignement, vivement critiqué par la Manif pour tous, a été accusé de diffuser une théorie du genre qui pervertirait la jeunesse.
Une régression de la domination machiste à nuancer
Malgré une situation qui s’améliore nettement côté espagnol, Béatrice Sommier observe les statistiques avec prudence. “Il faut faire attention avec les statistiques”, déclare-t-elle en spécifiant que les changements observés ne sont parfois que superficiels. Selon elle, le patriarcat reste très fort en Espagne et la domination masculine s’adapte aux injonctions sociales: “Ils se retiennent peut-être de tuer mais ça ne veut pas forcément dire qu’il y a moins de violences machistes. Le pouvoir qui ne peut plus être pris dans la sphère privée peut toujours être pris ailleurs, le pouvoir économique par exemple.” Elle illustre son propos en évoquant les effets de la dernière crise. “Les femmes ont été les premières à perdre leur travail parce qu’elles occupaient beaucoup d’emplois précaires qui ont été les premiers à être supprimés”, explique-t-elle. Si la domination masculine est toujours palpable, les féminicides reculent, grâce aux effets conjoints des mesures législatives, de l’éducation et du traitement médiatique, et la société ibérique prend conscience de la gravité du phénomène. Béatrice Sommier est plutôt optimiste sur les effets que pourraient avoir ces mesures si le modèle espagnol était appliqué en France, bien que ces deux sociétés aient des histoires très différentes: “Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas.”
Adeline Malnis
Cet article a été initialement publié sur le site des Inrocks.
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