Une exposition au Mucem, “Après Babel, traduire“, un catalogue, un essai : la philosophe Barbara Cassin fait l’éloge de la traduction à travers trois interventions audacieuses. Un combat pour la différence et une redéfinition de l’universel, ajusté entre l’unicité et la multiplicité.
“Dès qu’on parle des langues, on parle de politique, de peuple, de nation, d’identité.” C’est à partir de cette conviction selon laquelle une langue est liée à une vision du monde qu’elle contribue à fabriquer, que la philosophe Barbara Cassin, spécialiste de la philosophie du langage et de sophistique, réfléchit depuis longtemps à l’acte, à la fois politique et philologique, de la traduction. Réfléchie par elle, la traduction a la valeur d’un “savoir-faire avec les différences” et vise ainsi à constituer “un modèle intellectuel qui peut servir de paradigme contemporain pour les sciences humaines”, mais aussi ici et maintenant, “un apprentissage intelligent de la citoyenneté”. Il faut en somme comprendre la traduction comme une stratégie de résistance possible à ce qui mine aujourd’hui le monde commun, aussi bien sa fragmentation que son uniformisation.
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En 2004, Barbara Cassin pilota déjà le Dictionnaire des intraduisibles, devenu un classique de la philosophie contemporaine, dans lequel la traduction est pensée comme un universel en acte. La philosophe fait alors référence à Jacques Derrida, qui théorisait la notion d’intraduisible dans Le Monolinguisme de l’autre : “On ne parle jamais qu’une seule langue/On ne parle jamais une seule langue” Elle cite aussi volontiers Jacques Lacan : “Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister“.
Aujourd’hui, elle prolonge cette réflexion ancienne à la faveur de trois événements cumulés, dans le champ éditorial et l’espace curatorial : une exposition au Mucem, Après Babel, traduire, un catalogue ambitieux qui l’accompagne, et un essai, Eloge de la traduction, compliquer l’universel. Traduire invite ainsi à passer d’une langue à une autre, à privilégier la multitude sur le monochrome, à défendre le mode de la conversation (et de la conversion) contre celui du monologue (et de la monotonie). “J’ai appris du grec ce qu’est une langue et ce qu’est une culture, les deux ensemble via la lecture des textes en langue – l’établissement, l’explication, la contextualisation, l’interprétation, avec la traduction comme pointe ultime de l’interprétation et de la performance langagière”, rappelle-t-elle dans Eloge de la traduction, en raccrochant son goût actuel pour la traduction à son goût ancien pour les textes grecs. Le grec a même façonné la pensée occidentale, de sorte que “nous sommes tous des lecteurs d’Homère, sans le savoir“.
Galerie Two Palms, New York
© Courtesy de l’artiste et Two Palms, NY
La diversité des langues n’est donc une chance qu’à la seule condition d’essayer de les traduire, c’est-à-dire d’accepter l’écart infime entre ce qui se dit dans une langue et ce qu’on peut en saisir dans une autre. Lorsqu’on décrit la pluie qui tombe, on parle de “cordes” en français, de “pierres” en wolof ou de “couteaux” en portugais, par exemple. Or, rappelle Barbara Cassin dans le texte d’introduction du catalogue de l’exposition du Mucem, deux écueils sont aujourd’hui à éviter lorsqu’on parle des langues : “la globalisation qui nivelle au nom d’un universel aimanté par un intérêt de type économique et financier”, d’une part ; “la juxtaposition de communautés étanches repliées dans leur surdité”, d’autre part. Autrement dit, il s’agit d’échapper au piège d’une polarité stérile entre un “trop d’un“ et un “trop de diversité“ : d’un côté, des individus citoyens d’un monde qu’ils ne choisissent pas d’un côté, et de l’autre côté, les tenants d’identités figées, prêts à prouver au besoin par la force que seul leur point de vue est vrai et universel. Ce que Jacques Derrida pointait en 1991 dans L’Autre Cap : “l’auto-affirmation d’une identité prétend toujours répondre à l’appel ou à l’assignation de l’universel. Cette loi ne souffre aucune exception.”
Trop d’un/trop de diversité : “Voilà Babel, un vieux mythe et une question angoissante de notre temps“, avance Barbara Cassin pour justifier son projet. Babel, c’est ce mythe d’un monde d’après le déluge où Dieu brouille la langue commune afin que les citoyens ne se comprennent plus. “Après Babel, le monde commun reste à construire”, estime la philosophe, pour qui “traduire est cette pratique, paradoxale et quotidienne, qui permet de construire“.
Que peut-il bien avoir à montrer dans une exposition sur la traduction, idée a priori saugrenue et impossible à mettre en scène ? A cette question, Barbara Cassin répond que “le rapport de langue à langue se voit“, notamment à travers des objets qui sont des indices à interpréter, des traces de ce qui circule entre les langues. “Ce sont les strates langagières de la vie qui sont travaillées par les ‘intraduisibles’, ces symptômes de la différence des langues, toujours à retraduire“. Penser la traduction, c’est ainsi aussi “donner à voir cette pratique, son histoire, ses enjeux, ses effets, pour qu’on puisse en prendre toute la mesure“.
D’où la présence dans le musée marseillais d’une multitude d’objets et œuvres, antiques et contemporains, du manuscrit d’Ab al-Rahman al-Soufi aux affiches de la IIIe Internationale, du Tiré à quatre épingles de Duchamp à la Métamorphose de Markus Raetz, de la Création de Rodin à la toile de Mel Bochner, Blah blah blah, d’un portrait de Luther par Cranach à une machine à traduire électronique de 1933, d’une toile de Chéri Samba, les Tours de Babel, à une sculpture au néon du collectif d’artistes Claire Fontaine, Foreigners Everywhere (Arabic/Hebrew)… Le catalogue qui accompagne l’exposition complète de manière très riche le parcours, grâce à des textes denses d’auteurs comme Alain de Libera, Jean-Luc Marion, Marie-José Mondzain, Souleymane Bachir Diagne, Delphine Horvilleur, Jacques Leenhardt, Gisèle Sapiro, Thierry Grillet, Martin Rueff…
Georges Artsrouni, 1893-1960, ingénieur inventeur
Exposition universelle 1937
La grande idée qui traverse les divers objets de sa réflexion, théorique et plastique, philosophique et politique, c’est que le plus important, c’est toujours “ce qu’il y a entre“. L’essentiel de ce qu’on pourrait appeler la civilisation, c’est-à-dire la traduction, “se passe dans cet entre“, c’est-à-dire dans un espace et un temps qui “n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre“. Puisque les langues ne s’arrêtent pas aux frontières et que forcément, elles s’apprennent et se traduisent, la traduction forme le modèle consacré de cet “entre“ adoré (une position philosophique que l’on retrouve aussi, sous d’autres accents, dans l’œuvre du philosophe François Jullien).
Or, comme elle l’analyse finement dans son essai Eloge de la traduction, pratiquer la gymnastique du « entre » revient à “compliquer l’universel“. Réinterrogeant cette vieille et éternelle question de l’universel traversant l’histoire de la pensée occidentale – comment le défendre aujourd’hui ou comment le réinventer ? -, Barbara Cassin se donne pour tâche courageuse de le compliquer, c’est-à-dire non pas de le renier mais de le déplacer, le déstabiliser, et le re-questionner sans cesse. Compliquer l’universel est une première manière de “ne pas souscrire à sa pathologie, à savoir l’exclusion“, reconnaît-elle. “L’universel est pour moi une stratégie plutôt qu’une valeur en soi définitive et ultime“, souligne la philosophe qui reconnait que son rapport à l’universel est aussi mauvais que son rapport à l’Un. “L’universel, je n’y crois pas plus qu’au Bien, à la Vérité ou au Concept“, insiste-t-elle. Le meilleur universel est forcément complexe, multiple, relatif.
Mais le relativisme qu’elle défend et soutient conceptuellement n’est pas plus que l’universel un absolu : il est un “relativisme conséquent“. Ce que le relativiste conséquent déconstruit, c’est la manière dont on lie, depuis Platon, le relativisme à la haine de la raison et de la vérité. Avec l’affirmation sentencieuse “ma raison pure ou le chaos“, l’absolutisme en philosophie a fait des dégâts, estime Barbara Cassin. Or, le relativiste ne hait pas la raison ; “il la juge“. A tous ces dégâts d’un universel absolutiste, il faut donc opposer un “comparatif dédié“, sachant que comme elle le précise, “la politique ne consiste pas à imposer universellement la vérité, mais à aider différentiellement à choisir le meilleur“.
Musées d’Art et d’Histoire, Genève
© Musées d’Art et d’Histoire, Ville de Genève, inv. n° 1992-0001, photo : Peter Lauri / ADAGP, Paris 2016
Au fond, à travers l’éloge de la traduction et l’éloge des textes grecs qui lui ont appris “à la fois ce qu’est une langue et ce qu’est une culture“, Barbara Cassin ne défend aucune culture nationale en soi, “pas non plus une culture, la mienne, plutôt qu’une autre“ ; elle demande simplement à partager, “à pouvoir partager mieux et non pas moins“. Dans ce double éloge complémentaire du grec et de la traduction, qui pourrait sembler un peu spécieux et technique aux yeux de certains, Barbara Cassin déploie un geste simple : la défense des humanités et de la culture, définie comme un palimpseste, nourrie d’objets et de gestes parmi lesquels nous circulons tous, sans cesse, de l’un à l’autre. Un contre-imaginaire permettant d’articuler le dedans et le dehors, l’unité et la diversité.
Jean-Marie Durand
Barbara Cassin, Eloge de la traduction, compliquer l’universel (Fayard, 248 p, 19 €) ; Après Babel, traduire (Actes Sud, Mucem, 260 p, 35 €) ; exposition au Mucem jusqu’au 5 juin 2017
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