À 31 ans, Ludmila Pagliero est l’une des dix danseuses étoiles de l’Opéra de Paris, et la seule à avoir intégré l’institution sur le tard. Quelques semaines avant d’être à l’affiche du Lac des cygnes, elle nous a ouvert la porte de sa loge.
Amateurs d’ascensions fulgurantes, passez votre chemin. À l’heure de l’express célébrité, l’histoire qui va suivre relève du savoureux anachronisme. Pour la raconter, Ludmila Pagliero reçoit sur son lieu de travail, le Palais Garnier, entre deux répétitions. En ce moment, elle danse sur Répliques, une pièce contemporaine, et prépare Le Lac des cygnes, qu’elle interprétera en mars à Bastille. “Pendant qu’on est sur un spectacle, on travaille déjà le prochain”, explique-t-elle dans un français presque impeccable, coloré par un accent hispanique. Des salutations chaleureuses, un stop à la machine à café, puis la danseuse étoile nous guide jusqu’à sa loge. Sur la porte, un écriteau à son nom. En dessous, un autocollant des Rolling Stones tire la langue à l’académisme du lieu. Une quinzaine de mètres carrés, un lit simple pour la sieste, une coiffeuse avec miroir, des bouquins sur une étagère… Sans les tutus accrochés en hauteur et les chaussons de danse par montagnes -elle reçoit douze paires de pointes par mois-, on se croirait dans le studio d’une étudiante.
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© Nathalie Sanchez pour Cheek Magazine
De fait, voilà plus de vingt ans que Ludmila Pagliero passe sa vie à apprendre. Ici, on reste des heures sur le parquet à corriger sa posture, on dédie sa vie à capturer la grâce, la douleur comme indéfectible compagne de route, la rigueur et la persévérance comme alliées les plus sûres. Et on a beau, comme elle, avoir gravi un à un les échelons de l’excellence, le dépassement de soi semble rester un moteur qui jamais ne s’enraye: “La danse est un métier dans lequel on cherche toujours à s’améliorer. Pour préparer un spectacle, on doit franchir des étapes. On ne danse pas un ballet de deux heures et demie comme ça, dès le premier jour.” Et on ne devient pas non plus danseuse étoile à l’Opéra de Paris en un battement de jambes. Avant de rejoindre le plus haut rang de la prestigieuse institution, notre interlocutrice a parcouru du chemin. Littéralement. 11 000 kilomètres au moins, soit la distance qui sépare Buenos Aires, sa ville natale, de la capitale française. Et encore, on ne compte pas les escales et les détours. Car la vie de Ludmila Pagliero est parsemée de bifurcations et de rebondissements dignes d’un scénario hollywoodien -d’ailleurs, quand on lui dit qu’un jour il faudrait mettre tout ça dans un livre, elle acquiesce, amusée mais consciente que son histoire a de quoi fasciner.
Élève du théâtre Colón de Buenos Aires depuis ses neuf ans, Ludmila Pagliero s’affiche très tôt comme une gamine farouchement indépendante, et prend seule les transports en commun tous les jours dès l’âge de dix ans. À cette époque, elle enchaîne école de danse le matin, école primaire l’après-midi puis cours de danse le soir, jusqu’à 21 heures. Le rythme est éreintant, si bien que l’enfant s’endort parfois à table sous l’œil un peu inquiet de ses parents. Ces derniers, une masseuse et un électricien, n’ont jamais rien imposé à leur fille. Quelques années plus tôt, ils lui ont simplement suggéré, comme ils l’ont fait avec son frère et sa sœur, de chercher une activité qui lui plaise, sans pression et avec l’assurance de pouvoir y renoncer à tout moment. “Je viens d’une famille tranquille, qui cherchait juste à nous offrir un environnement stimulant. La question récurrente était ‘tu as envie de quoi? Cherche, essaie, et si tu n’aimes pas, ce n’est pas grave, tu trouveras autre chose’.”
“L’Opéra de Paris, on voyait ça comme une maison très fermée. Ils ont des gens formés sur place, c’est une machine qui se nourrit elle-même”.
Poussée par un “besoin physique”, Ludmila Pagliero se lance dans la danse et y montre très vite des prédispositions. À 15 ans, elle éprouve déjà le besoin de sortir de l’école et de travailler. Le directeur du ballet de Santiago la repère et lui propose un contrat. En une semaine, elle fait ses valises, quitte famille et petit ami et part s’installer seule au Chili, où elle assumera elle-même ses frais quotidiens, paiement du loyer inclus. Avec le recul, Ludmila Pagliero l’admet, la période fut assez bouleversante. Elle évoque aujourd’hui un “arrachement” pour décrire ce qu’elle n’a même pas eu le temps de ressentir à l’époque, mais qui l’a parfois rattrapée par la suite. Livrée à elle-même en pleine adolescence, sans papa ni maman à ses côtés, elle se rebiffe alors fréquemment contre son directeur: “Je lui répondais mal. J’avais des réactions d’adolescente et comme je n’avais pas mes parents, ça tombait sur lui.”
Avec les années, la crise d’ado finit par passer. Pas la bougeotte. Un beau jour, Ludmila Pagliero a de nouveau envie de partir. Du Chili, elle a l’impression que le monde de la danse tourne sans elle. Un ami français lui parle d’un concours aux États-Unis, le New York City Ballet Competition. La jeune femme s’envole pour Gotham City, passe l’épreuve et rafle une médaille d’argent assortie d’un contrat d’un an avec l’American Ballet Theater. À peine le temps de savourer sa victoire qu’elle découvre sur Internet l’imminence des auditions de l’Opéra de Paris. Son ami français, encore lui, la met au défi: “Pourquoi tu n’essaies pas?”, lui glisse-t-il. Banco, Ludmila Pagliero prend un billet d’avion, direction Paris. Même si elle ne se fait aucune illusion. “L’Opéra de Paris, on voyait ça comme une maison très fermée. Ils ont des gens formés sur place, c’est une machine qui se nourrit elle-même”, pense-t-elle à ce moment-là.
© Nathalie Sanchez pour Cheek Magazine
Débarquée à Paris un jour férié, Ludmila Pagliero ne trouve aucune salle pour répéter la variation imposée qu’elle devra présenter. Tant pis: elle l’apprend sur un coin de trottoir, aidée par une danseuse de l’Opéra. Le jour J, elle refuse de se mettre la pression. “Je me dis que ce n’est pas la fin du monde si je me plante car personne ne me connaît à Paris et qu’un contrat m’attend aux États-Unis”, explique-t-elle. Après sa prestation, on lui signifie qu’il n’y a pas de place pour elle. La voilà donc qui traverse l’Atlantique dans l’autre sens. Quelques jours plus tard, alors qu’elle s’apprête à se rendre à l’ambassade pour obtenir son visa, le téléphone sonne. Suite à des désistements, l’Opéra de Paris lui propose un CDD de trois mois. Ni une ni deux, la danseuse “écoute [son] cœur”, bazarde son contrat new-yorkais et débarque dans la Ville lumière.
Quadrille, Coryphée, Sujet puis, enfin, Première danseuse, Ludmila Pagliero conquiert durement sa place sur le devant de la scène année après année.
Soliste lorsqu’elle était au Chili, elle se retrouve dès lors surnuméraire, c’est-à-dire simple remplaçante dans le corps de ballet. L’égo en prend un coup. “Il a fallu redescendre”, avoue-t-elle, même si elle admet avoir été rapidement gagnée par l’impatience: “Le corps de ballet, ok, ça m’a permis d’apprendre une nouvelle culture et d’observer. Mais mon but était d’accéder aux premiers rôles. Ça, c’était clair dans ma tête.”
La manière d’atteindre son objectif? Monter en grade petit à petit, en passant chaque année un concours interne. Une difficulté à laquelle l’Argentine de 20 ans n’était pas préparée. “La première année, c’était le choc. Je me suis dit ‘c’est quoi ce truc?’”, raconte-t-elle, encore visiblement secouée par la dose de stress engrangée à chaque nouvel examen, où une vingtaine de filles se disputent un ou deux postes. Quadrille, Coryphée, Sujet puis, enfin, Première danseuse, Ludmila Pagliero conquiert durement sa place sur le devant de la scène année après année. Jusqu’à ce 22 mars 2012, où la danseuse attitrée et toutes les remplaçantes potentielles étant blessées -ce qui représente environ six personnes au total-, on lui demande si elle accepterait de reprendre au pied levé le rôle de Gamzatti dans La Bayadère de Noureev. Pas une semaine, ni trois jours plus tard, mais… Le soir même.
Qu’a-t-on envie d’accomplir quand on se retrouve au sommet à 31 ans, après deux décennies de dévotion à un art aussi exigeant?
Ce rôle, Ludmila Pagliero l’a interprété deux ans plus tôt et ne l’a pas répété depuis -elle est à ce moment-là à l’affiche de deux autres productions. Si elle accepte, elle n’aura que quelques heures pour se remettre en jambes. Et, comme si le challenge n’était pas assez important, la représentation du soir est filmée et retransmise dans plusieurs cinémas européens. Vous et moi aurions légitimement préféré avaler une omelette au cyanure: pas Ludmila Pagliero, qui relève le défi. Une audace payante puisque, à la fin de la représentation, la directrice de la danse à l’Opéra, Brigitte Lefèvre, monte sur scène pour la nommer danseuse étoile.
Voilà pour l’ascension. Et après? Qu’a-t-on envie d’accomplir quand on se retrouve au sommet à 31 ans, après deux décennies de dévotion à un art aussi exigeant? Beaucoup de choses, apparemment. Ludmila Pagliero, dans les années à venir, compte bien “en profiter”. Ce qui, on l’aura compris, ne signifie pas pour elle tanner des peaux d’ours dans un rocking-chair. Mais plutôt “décrocher de nouveaux rôles, acquérir de l’expérience, rencontrer de nouveaux danseurs et chorégraphes”. Elle cite notamment le Tchèque Jiri Kilian ou la Canadienne Crystal Pite, dont elle regarde souvent les vidéos. L’arrivée de Benjamin Millepied à la direction de la danse de l’Opéra en novembre dernier, promet aussi son lot de nouvelles expériences.
© Nathalie Sanchez pour Cheek Magazine
Des perspectives qui ne l’empêchent toutefois pas de penser à sa vie personnelle, et notamment à l’idée de fonder une famille. Même si, chez les danseuses, tomber enceinte est forcément un peu plus compliqué qu’ailleurs. “Il faut compter un an après la grossesse avant de retrouver sa forme et son corps. Physiquement, c’est très violent”, appréhende-t-elle, “déjà qu’on a tout le temps mal partout à la base”. Malgré cette réalité, selon elle, les danseuses tombent enceintes de plus en plus, et de plus en plus jeunes. “Aujourd’hui, c’est important pour les danseuses d’avoir une vie de maman, même si ce n’est pas toujours évident de trouver le moment. Pour une danseuse, un an et demi, c’est une éternité, vu qu’on part à la retraite très tôt, à 42 ans.”
Oui, vous la croiserez peut-être un jour au détour d’un sentier.
La retraite, Ludmila Pagliero commence à y penser, petit à petit. Elle se verrait bien faire le tour du monde, à pied ou à vélo. En fait, elle envisage davantage le mot “retraite” dans son acception spirituelle que dans le fait de se retirer de la vie active. Dans quelques années, vous la croiserez peut-être au détour d’un sentier de montagne. Dès qu’elle le peut, déjà, elle s’adonne au trekking: “Ça me ramène aux choses très basiques comme m’occuper de me nourrir, de monter un abri ou de porter le minimum sur mes épaules. Et ça me permet de ralentir le temps. D’arrêter de vivre comme si je courais derrière les minutes, derrière un métro, un rendez-vous”, nous écrit-elle quelques jours après notre rencontre. Oui, vous la croiserez peut-être un jour au détour d’un sentier. Savourant chaque seconde, même la plus difficile, de sa délicate ascension.
Faustine Kopiejwski
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