[Le monde qu’on veut #23] Chaque semaine, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir. Aujourd’hui, Ludivine Bantigny, historienne et maîtresse de conférences à l’université de Rouen, spécialiste des mouvements sociaux et des engagements politiques, analyse les résonnances entre toutes les mobilisations post-confinement.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 20 : Karine Espineira : “C’est la société qui est mal faite, pas les gens, leur couleur de peau ou leur sexualité”
>> Episode 21 : Maboula Soumahoro : “Le concept de blanchité est une réalité”
>> Episode 22 : Mathieu Rigouste : “La société française reste structurée autour d’une culture coloniale”
Spécialiste des mouvements sociaux et des engagements politiques, Ludivine Bantigny est l’autrice de 1968. De grands soirs en petits matins (Seuil, 2018). Elle vient de publier un livre passionnant, “La plus belle avenue du monde” – Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées (La Découverte). Dans cet entretien, l’historienne analyse la vitalité des mobilisations, même après la période traumatique du confinement, et les liens forts tissés entre les luttes sociales de différents secteurs, depuis le mouvement des Gilets jaunes.
Êtes-vous surprise par la vivacité des mobilisations sociales, aux tout premiers jours du déconfinement ?
Ludivine Bantigny – Non, ça ne me surprend pas. C’est réjouissant de voir qu’il y a eu de vraies conséquences à tous les espoirs et à la détermination qui se sont manifestés, y compris pendant le confinement. Cette détermination n’a pas faibli pendant le confinement, malgré les conditions d’angoisse, de travail très difficile, et d’enfermement. Cette grande lucidité et cette grande vigilance sur les politiques gouvernementales qu’on a vu apparaître sur les réseaux sociaux, sur les banderoles accrochées aux fenêtres, et dans le foisonnement des textes et des initiatives produits durant cette période se traduit dans la rue depuis la marche des solidarités, qui a eu lieu le premier samedi du déconfinement [samedi 30 mai, plus de 5 000 personnes ont défilé selon la préfecture, pour dénoncer les effets de la crise sanitaire pour les migrants, ndlr]. Cette marche était impressionnante, les sans-papiers étaient décidés à prendre la rue, là où ils sont toujours invisibles, clandestins, traqués. Une dignité incroyable qui s’est manifestée. On a vu aussi les rassemblements contre les violences policières et contre le racisme dans la police, le mouvement des soignants… C’est à la hauteur de ce qu’on pouvait imaginer. Il y a eu les brigades de solidarités populaires, et des formes d’auto-organisation… Selon les secteurs, la situation n’est pas absolument enthousiasmante, les politiques qui s’abattent sont décidément implacables, je le vois dans le secteur de l’université et de la recherche. Il y a de l’attentisme par rapport à la contre-réforme des retraites. A voir l’intervention de la police dans la manifestation des soignants le 16 juin, on sent le gouvernement aux abois. C’est aussi la preuve d’une fragilité paradoxale.
Vous avez écrit un livre sur l’histoire sociale et politique des Champs Elysées. Comment interprétez-vous le fait que les policiers aient choisi cet endroit pour manifester, le 12 juin ?
Les Champs-Elysées sont une vaste métaphore : de la puissance économique, de la puissance politique, d’une certaine puissance de la loi du marché. C’est un lieu d’une très grande conflictualité structurelle, car c’est un lieu qui entend masquer et lisser le monde du travail. On n’en montre que les belles apparences du luxe, de la beauté, le prestige, la gloire. Mais de manière séculaire, beaucoup ont très bien compris que les Champs-Elysées sont une métonymie de la société, si bien que c’est là qu’il faut aller pour rendre visible un rapport de force. Cela a toujours été le cas de la part des pouvoirs, qui ont sans cesse voulu exhiber leur puissance sur les Champs, y compris les pouvoirs occupants qui en ont fait une “prise de guerre” à chaque conflit, à chaque guerre. Mais la métaphore de la “prise de guerre” peut être étendue en dehors des conflits armés : on le voit lors des manifestations diverses qui jalonnent les cinquante dernières années, pendant la guerre d’Algérie, en 1968, ou quand les féministes ont choisi ce lieu pour constituer le MLF (Mouvement de libération des femmes), et jusqu’à tout récemment les Gilets jaunes qui ont pris au mot Emmanuel Macron lorsqu’il a dit : “Qu’ils viennent me chercher”. Manifester sur les Champs, c’est aller chercher le pouvoir là où il se trouve, y compris parce que c’est un interdit majeur, et que ça vient rompre avec la tradition des cortèges Bastille-République-Nation.
Nouvelle action nocturne en cours des policiers en colère sur les Champs-Elysées. #PoliciersenColere pic.twitter.com/oN8vAN1Joa
— Remy Buisine (@RemyBuisine) June 13, 2020
Les quelques policiers manifestants qui s’y sont rendus le 12 juin ne s’y sont pas trompés davantage. C’était aussi pour faire écho au rapport de force terrible qui s’est manifesté sur les Champs dans les affrontements pendant plus d’un an. S’approprier ce lieu, c’est faire la démonstration de sa puissance. C’était un rassemblement assez modeste, mais qui fragilise aussi le pouvoir. Quand on entend les discours de certains syndicats de police qui se sentent lâchés par leur ministre, qui pourtant les a beaucoup couverts et protégés, et qu’on n’a pas eu un mot de compassion de la part des pouvoirs publics pour les personnes blessées à vie, c’est le signe d’une fragilisation. Aller sur les Champs, c’est instaurer un rapport frontal avec le pouvoir. C’est un retournement assez spectaculaire : les mêmes policiers qui étaient là pour protéger cet ordre, viennent aussi contribuer à sa mise en cause. C’est là que ça se passe, car c’est le lieu du théâtre, c’est là que se jouent les rôles politiques et sociaux.
Le niveau de conscience de l’importance des services publics, de l’Etat providence, de l’héritage du Conseil national de la Résistance, vous semble-t-il s’être élevé depuis cette crise sanitaire ?
Je l’espère, je le crois, au sens où il y a des preuves tangibles dans le prolongement de luttes anciennes pour préserver les services publics le plus possible de la logique marchande, de la logique comptable. Pour beaucoup de courants de pensée, cette continuité s’est exacerbée avec la violence de la situation sanitaire et la détresse immense des soignants, qui était déjà bien réelle dans la mobilisation des urgences. Je me souviens de ces mots assez dramatiques, à l’hôpital Henri Mondor à Créteil, mais aussi à Poitiers et ailleurs : “SOS”. Cette conscience s’est étendue. Applaudir les soignants tous les soirs à 20h, c’est le témoignage de cette conscience. Malheureusement, la situation est violente socialement et économiquement. La crise économique est réelle. Elle sera peut-être inouïe par son niveau. Cette situation incline à la résignation. On est dans une situation de tension et de contradictions, entre cet incroyable basculement dans une autre réalité après le confinement, le fait de prendre la rue, et ce goût du retour à la normale, la nécessité de reprendre vie, le travail, etc. On est dans cette situation de relative inquiétude pour l’avenir. Le retour à la normale est une tentation.
Pour vous qui avez beaucoup suivi le mouvement des Gilets jaunes, pensez-vous que ce mouvement a laissé des traces ? Les mobilisations actuelles en sont-elles le reliquat ?
J’ose l’espérer, mais cette discussion est relativement impressionniste. Pour avoir beaucoup travaillé sur les textes des Gilets jaunes, qui étaient écrits sur les dos des gilets, et qui ont composé un incroyable texte social et politique, je trouve que ce mouvement a été impressionnant d’inventivité, de révélation, de puissance créatrice, de courage dans la ténacité et dans la durée. Tout ce qui s’est exprimé laissera des traces. Grâce à ce mouvement, on a été fort heureusement beaucoup plus sensibles à des métiers invisibles et particulièrement mal considérés, on s’est mis à mieux voir : les caissières, les éboueurs, les balayeurs, etc. Il y a eu une mise en visibilité. J’espère que ce sera l’occasion de regarder à nouveaux frais le mouvement des Gilets jaunes dans toute sa pertinence, dans ce qu’il réclame de justice sociale, fiscale, contre les inégalités, et de démocratie. Autant de questions qui se sont aussi beaucoup posées pendant le confinement. Tout cela crée un mouvement en spirale, car les Gilets jaunes ont aussi beaucoup inspiré le mouvement contre la réforme des retraites : ça a donné du courage, et l’envie d’être à la hauteur de ce qu’il s’est passé. Des chants issus des Gilets jaunes se retrouvent désormais chez les soignants. Cela crée une complémentarité, et le sentiment d’une légitimité à agir, à s’exprimer, à prendre la parole, y compris pour celles et ceux qui n’étaient pas censés avoir accès à cette parole.
Tout est lié : le Comité Adama était présent sur les Champs-Elysées dès le 1er décembre 2018, avec des textes très forts sur les points de rapprochement qui existent entre les Gilets jaunes des zones périurbaines, rurales, délaissées, et les quartiers populaires de banlieue. Cette familiarisation que les Gilets jaunes ont permis d’instaurer avec le rapport à la rue, y compris dans des endroits improbables comme les Champs-Elysées, c’est une force pour ce qu’imposent les comités de familles de victimes de violences policières. Et pour la prise de conscience que ces violences policières sont réelles. Je suis très frappée de constater que maintenant, lorsqu’on écoute la radio ou ouvre un journal, on peut lire, voir et entendre le mot de “violences policières”, ce qui était inimaginable avant le mouvement des Gilets jaunes.
La mobilisation actuelle contre le racisme et les violences policières vous semble-t-elle inédite en France, par sa nature, sa massivité, son intersectionnalité ? Par rapport à la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, qu’est-ce qui a changé ?
La configuration est incroyable, car il y a un effet d’écho. D’un côté, un écho entre tout ce qui a été documenté sur les violences policières pendant le mouvement des Gilets jaunes, et ce qui se passe depuis des années dans les quartiers populaires, tout ce travail depuis longtemps accompli par des collectifs comme Vies volées, Urgence la police assassine, etc. Et de l’autre, un écho avec la situation internationale : les rassemblements n’auraient pas été aussi puissants s’il n’y avait pas eu cette force de légitimation par les manifestations aux Etats-Unis. Il y a eu une prise de conscience salutaire : ce n’est pas un problème lointain, même si beaucoup de commentateurs essaient de nous faire croire que la situation aux Etats-Unis est spécifique, singulière. Il y a une rencontre inattendue. Assez magique. Par rapport aux marches pour l’égalité et contre le racisme de 1983, je pense que la situation a une dimension internationale, et que la génération du Comité Adama n’est plus prête du tout à voir sa mobilisation instrumentalisée ou récupérée. Une mémoire s’est transmise de ce qui s’est passé dans la séquence 83-84, avec l’émergence de SOS Racisme. A l’époque cette organisation pouvait apparaître comme un mouvement formidable, antiraciste, mais il a été beaucoup vécu par des protagonistes de la marche comme une récupération qui invisibilisait leur lutte. Un slogan comme “Touche pas à mon pote”, par exemple, était vécu comme une manière presque paternaliste de considérer les luttes qui émanaient des premiers concernés. Je pense qu’il y a une détermination à ce que cela ne se reproduise plus. On sent que c’est impossible.
Comment percevez-vous l’arrivée dans le débat français des concepts comme “privilège blanc”, “blanchité”, voire “suprématie blanche”. Permettent-ils de nommer une réalité ?
Ce qui me frappe c’est que depuis quelques années on reconnaît un racisme spécifiquement violent contre les personnes noires. Les livres de Pap Ndiaye ont marqué un champ intellectuel et médiatique. En France, on peut parler de la condition noire, mais on ne peut pas parler du mot “blanc”. Si on dit “blanc”, on est forcément raciste, on va à l’encontre de l’universalisme républicain, etc. C’est spécifiquement français, me semble-t-il. Il est difficile pour des privilégiés de reconnaître leurs privilèges, c’est structurel. Surtout quand on a chevillé au corps la conviction que la République est aveugle à la couleur de peau. Il semblerait qu’on n’arrive pas à mesurer la différence immense entre le fait que ponctuellement on soit traité de “sale blanc”, comme ça peut évidemment arriver, et un racisme structurel que dans nos pays les personnes de couleur blanche ne peuvent pas connaître, ni avoir l’idée de ce qu’on peut éprouver quand structurellement on subit ce racisme institutionnel aussi bien pour le logement, l’emploi, les contrôles au faciès, etc. Mais ça avance. Que la préfecture de police ait parlé récemment de “racisés” récemment dans un communiqué, même pour nier l’existence du racisme dans la police, c’est déjà énorme. Que ce concept qui vient de l’antiracisme politique et décolonial, et du champ de l’anthropologie et des sciences sociales critiques, soit réapproprié par les plus hautes instances de l’Etat au travers de son bras armé, c’est le signe d’une avancée considérable.
Désormais l’expression est envisageable tout de suite dans des médias qui ne l’auraient pas employée jusqu’alors. Mais elle témoigne d’un clivage qui est profondément générationnel. On le voit bien, dans le milieu militant des différentes gauches. Les générations plus anciennes ont été formées dans l’attachement à la laïcité républicaine. Cela recoupe la question très clivante sur le voile ou l’islamophobie. C’est essentiellement issu de cette matrice générationnelle. On le voit aussi dans les courants féministes : à mes yeux une partie de la génération féministe des années 70 bafoue le principe même du féminisme, c’est-à-dire de toujours partir de la parole des premières concernées, et qui ont un jugement sur le voile que je trouve très maternaliste et peu soucieux de l’écoute de la parole de celles qui décident de porter le voile. Ce clivage générationnel, que l’on retrouve dans tous les courants des gauches, est réel. Evidemment ça souffre certaines exceptions, mais c’est plutôt encourageant. On avance, grâce aussi aux débats qui se mènent ailleurs, aux Etats-Unis, au Canada, ou au Royaume-Unis, où il y a beaucoup plus d’évidence à reconnaître un racisme structurel et à essayer de le prendre à bras-le-corps pour le combattre.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
La plus belle avenue du monde – Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées, de Ludivine Bantigny, éd. La Découverte, 2020
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