En octobre 2016, Karine S. est violée par Bamdad A. Le procès de cet ancien chauffeur de taxi, déjà condamné pour trois agressions sexuelles, s’est tenu six ans plus tard, en 2022, devant la cour d’assises de l’Essonne*. Entre les deux, il y a eu le mouvement #MeToo. À travers cette affaire, nous avons cherché à savoir si le traitement institutionnel et judiciaire des violences sexuelles avait évolué et si la parole des femmes, qu’on ne cesse de dire libérée, était entendue. Dans le troisième et dernier épisode de notre série, récit d’un procès sur lequel a plané l’ombre de #Metoo.
Face à la cour, les deux victimes en présence se tiennent au coude-à-coude sur leur banc. Elles étaient encore deux étrangères quelques heures plus tôt -Karine S. et Samantha ne s’étaient jamais rencontrées, ni même contactées, avant le début du procès- mais désormais, elles font corps. Dans leur viseur, celui qu’elles ont reconnu comme leur agresseur, assis seul sur une chaise, scrute un point invisible sur le sol. Lorsqu’il est appelé à la barre, sa voix est calme, presque feutrée, il s’exprime clairement, présente bien. Elles, parfois, se liquéfient au milieu de leur récit. Quand l’une vient se rasseoir, l’autre lui tend un mouchoir.
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Au fil des quatre jours que dure le procès de Bamdad A., violeur présumé de Karine S., de Samantha et agresseur présumé de Paula -la troisième ne s’étant finalement pas constituée partie civile- , des profils se dessinent: ceux de jeunes femmes dont la vie a basculé parce qu’elles ont rencontré la mauvaise personne au mauvais moment, celui de l’homme qui n’a pas su entendre leurs “non”. À travers les récits des victimes et des témoins, l’attitude du jury à leur égard ou les plaidoiries des avocat·es des deux parties, une évidence pointe: #MeToo imprègne désormais les cours de justice, même si cette libération de la parole et de l’écoute ne se ressent pas forcément dans les peines prononcées à l’encontre des agresseurs, et si certaines questions centrales, comme celle du consentement, font toujours office de point d’achoppement.
“J’avais l’espoir d’arracher son consentement”
À la lecture des procès-verbaux et des auditions que nous avons pu consulter en amont du procès, le mode opératoire de Bamdad A. s’esquisse clairement. À quelques détails près, le scénario est toujours le même: au volant de son taxi, il aborde des jeunes femmes, leur demande parfois une cigarette, et pour les remercier de leur générosité ou parce qu’il se fait tard, il se propose de les raccompagner gratuitement. Dirigeant très rapidement la conversation sur le sexe, cet ancien chauffeur de taxi va même parfois jusqu’à leur montrer des vidéos de ses ébats sexuels, avant de les draguer, lourdement, comme il l’a reconnu lui-même à l’audience, de leur demander de deviner la taille de son sexe, d’insister pour obtenir une fellation ou un rapport sexuel et de passer à l’acte en dépit de leurs refus répétés.
Si Bamdad A. a toujours affirmé n’avoir aucun souvenir de sa rencontre avec Karine S., il se souvient en revanche des deux autres victimes, Samantha et Paula. La première l’accuse de viol et la seconde, absente lors du procès, d’agression sexuelle. L’accusé n’a jamais cherché à nier les faits, le seul point -fondamental- qui diffère entre sa version et celles des victimes, c’est le consentement. Cette question s’est donc retrouvée au cœur des débats durant l’audience. “J’avais l’impression de ne pas être écoutée, raconte Karine S. à la barre au deuxième jour du procès, j’ai eu la sensation de regarder la scène, de ne plus pouvoir être active.” Comme Samantha, Karine S. se rappelle avoir dit plusieurs fois “non”, mais ces mots, Bamdad A. affirme ne pas les avoir entendus. À chaque fois qu’il a été interrogé à ce sujet, le quadragénaire a répondu à côté et n’a jamais reconnu avoir exercé une quelconque contrainte. Son avocate, Me Anne-Laure Compoint, va le concéder pourtant lors de sa plaidoirie: “Le vrai débat, c’est celui de la zone grise, celui d’un gars qui ne sait pas se positionner sur le consentement. Son curseur n’était pas au bon endroit.”
Bamdad A., lui, a du mal à l’admettre. À la question de la présidente, “Est-ce que l’autre existe pour vous?”, il répond: “Oui, elle a sa part de personnalité à exprimer. Il est vrai que je suis demandeur donc je mène la danse. Mais dans le récit de Karine S., il y a quelque chose qui ne va pas. Je cherchais le ‘oui’ de l’autre, le regard, l’approbation, pas la crainte.” L’accusé se contente de parler d’une “drague compulsive, répétitive”, mais ne prononcera jamais le mot “viol”. La veille, au sujet de Samantha qui a également exprimé son refus à maintes reprises, il a pourtant eu cette phrase d’un antagonisme si révélateur: “J’avais l’espoir d’arracher son consentement.” Une formulation qui n’échappera pas à l’avocat général qui, avant de requérir 12 ans de réclusion criminelle, rappellera qu’il “pousse pour extorquer le consentement” de ses “victimes apeurées”.
N’a-t-il jamais été sensibilisé à cette notion? C’est ce qu’essaye de savoir la présidente de la cour d’assises lorsqu’elle interroge la mère de Bamdad A. au sujet de l’éducation sexuelle fournie à son fils dans sa jeunesse. “On en parlait mais pas plus que ça, résume Zahra A. J’expliquais pas tout, mais ce qui était nécessaire à mon goût pour se protéger, pour transmettre le respect. Embrasser une fille, ça se fait toujours à deux. Les deux doivent être d’accord.” Yasmina L., la compagne actuelle de Bamdad A. avec laquelle il a une petite fille de deux ans, est venue témoigner en sa faveur: “Moi, il ne m’a jamais forcée, il a toujours compris quand je n’avais pas envie”, a-t-elle assuré.
Pourtant, c’est bien sur la question du consentement que vont se concentrer les plaidoiries des avocat·es des parties civiles. “Solo si es si”, cite en préambule Me Sonia El Midouli, l’avocate de Karine S., faisant référence à l’introduction dans la loi espagnole contre le viol de la notion de consentement sexuel explicite: “Seul un oui est un oui.” “Vous avez le devoir de vous exprimer sur une question juridique qui est celle du consentement”, intime-t-elle à la Cour. Avant de marteler: “Un ‘non’ ne se transforme pas en ’oui’. ‘Non’, ça veut dire ‘non’.” Quelques minutes plus tard, au tour du conseil de Samantha, Me Marc-Antoine Aimard, d’en remettre une couche: “Ma cliente a été très claire, elle ne consentait pas à ces actes. Ce n’est pas qu’il [Ndlr: Bamdad A.] ne se rend pas compte du consentement des autres, c’est qu’il n’en tient pas compte.”
“Avec la libération de la parole des femmes, ce n’est plus une honte d’être victime de viol”
Si le consentement est le point le plus discuté, c’est sans doute parce que la question de la crédibilité des victimes, elle, a très vite été évacuée. A l’ère post-#MeToo, la parole des plaignantes semble enfin considérée: “#MeToo a compté au cours de ce procès car on a cru les victimes, on n’a pas remis en question leur parole”, observe d’ailleurs Me Marc-Antoine Aimard, l’avocat de Samantha, au terme de ces quatre jours. Contrairement aux difficultés rencontrées par Karine S. en 2016, au moment de porter plainte, la bienveillance à l’égard des plaignantes semble cette fois-ci de mise à la Cour.
Cela se joue dans l’attitude de la présidente, qui rappelle avant chaque audition de victime à quel point le jury est “bien conscient que c’est un moment difficile pour elles”, démontrant ainsi implicitement qu’elles sont crues avant même de prendre la parole. Mais cela se ressent aussi jusque dans la plaidoirie de la défense qui, malgré une approche flirtant avec la “liberté d’importuner” (“Que dit le code pénal sur l’insistance lourdingue? Est-ce qu’être insistant c’est une violence? Est-ce une contrainte?”, demandera-t-elle en faisant référence au cas de Paula), évitera au maximum de s’en prendre aux victimes pour dédouaner son client. “Je ne touche pas aux victimes”, nous dira-t-elle après coup. “#MeToo peut facilement résonner en moi et je pense qu’on peut toutes apporter notre pierre à l’édifice, même en tant qu’avocate de la défense”, avance-t-elle pour expliquer cette ligne de conduite. Dans le camp adverse, Sonia El Midouli, avocate de Karine S., s’en félicite: “Avec la libération de la parole des femmes, ce n’est plus une honte d’être victime de viol […] alors qu’avant, on considérait que la femme l’avait un peu cherché”, constate-t-elle. “
“Ma cliente et Samantha sont sorties de l’audience dans un état de détresse”
À l’issue du procès, Bamdad A. a été reconnu coupable de deux viols et d’une agression sexuelle et condamné à six ans de prison, dont deux ferme. Une peine aménageable qui a permis à cet ancien chauffeur de taxi de sortir libre du tribunal d’Evry. Aussitôt le verdict énoncé, Karine S. et Samantha sont sorties de la salle d’audience en pleurs. Dans la foulée, la première a réalisé une vidéo, devenue virale en quelques heures, pour crier sa colère et son incompréhension. Idem du côté de Samantha: “Je ne comprends pas comment la justice peut décider de déclarer un homme coupable de deux viols et d’une agression sexuelle et de le condamner à une peine aussi légère qui lui permet de rester dehors.”
Le lendemain, le Parquet a fait appel. Le résultat de la “pression médiatique”, selon Me Marc-Antoine Aimard qui, s’il n’est pas “pour le tout répressif”, a “du mal, à titre personnel, à comprendre ce verdict, beaucoup trop léger au vu de la gravité des crimes”. Pour l’avocate de Karine S., l’appel est un “soulagement”: “Ma cliente et Samantha sont sorties de l’audience dans un état de détresse, elles ont eu l’impression que ce qu’elles avaient vécu n’était finalement pas si grave”, continue Me Sonia El Midouli. Elle déplore la “très mauvaise image qui est donnée de la justice” et dénonce la “minimisation de la gravité du crime sexuel qu’est le viol”. Du côté de la défense, si Me Anne-Laure Compoint “comprend la colère des parties civiles”, elle ne reste pas moins persuadée qu’une peine de prison ferme “six ans après, ne fait pas sens”: “Je ne suis pas sûre qu’on rende service à la société en l’envoyant en prison.” La lenteur de la justice, la surpopulation carcérale et la stabilité familiale et professionnelle de l’accusé ont sans aucun doute joué un rôle central dans le verdict.
Lire l’épisode 1 : “J’ai compris que personne n’allait me sauver”
*en première instance, Bamdad A. a été reconnu coupable de deux viols et d’une agression sexuelle et condamné à six ans de prison, dont deux ferme. Le parquet, qui avait requis 12 ans de réclusion criminelle, a fait appel. L’accusé a fait de même. Il est donc toujours présumé innocent des faits qui lui sont reprochés.
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