La créatrice du podcast “Mécréantes” sort un essai où elle observe les relations hétérosexuelles et les masculinités avec une perspective queer.
À 24 ans, la créatrice du podcast Mécréantes et journaliste pour le média queer Manifesto XXI publie Les Hommes hétéros le sont-ils vraiment? (Ed. JC Lattès). Avec l’idée d’“observer et étudier les masculinités depuis une perspective queer”, la chercheuse, qui vient de boucler un M2 en études de genre à l’Université de Saint-Denis, observe les dynamiques à l’œuvre dans l’hétérosexualité. En s’appuyant sur les travaux de nombre de ses prédécesseur·euses, mais aussi en posant son regard de vingtenaire sur la sociologie, la religion ou la culture d’hier et d’aujourd’hui, Léane Alestra conclut que le régime sexuel dominant conduit les hommes et les femmes à adopter des positions aussi contradictoires qu’intenables.
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Pour toi, les hommes hétéros subissent une dissonance cognitive majeure, laquelle?
On leur demande d’une part de faire clan entre eux en tant que dominants. Tout comme la bourgeoisie organise des dîners mondains, les boy’s club sont des dîners mondains de genre, où les hommes restent entre eux pour se coopter et établir une domination concrète. II faut privilégier les hommes, se distinguer des femmes, les dévaluer, donc être sexistes. Mais il faut aussi être les amants des femmes, donc relationner avec elles. Tout cela est complètement contradictoire. Et cette instabilité n’est pas neutre, elle a un but social, celui de maintenir la compétition entre hommes. Ainsi, ils doivent tout le temps se dépasser, se faire la guerre entre eux.
À quoi sert cette compétition?
À faire prospérer une élite. Toutes les femmes produisent pour les hommes, et beaucoup d’hommes produisent de la richesse pour d’autres hommes. En haut de cette pyramide, il y a toujours un père symbolique.
Quel est ce père symbolique, dont tu parles dans ton livre?
J’ai repris la théorie des champs de Pierre Bourdieu qui explique que dans chaque domaine, comme le journalisme ou l’enseignement par exemple, il y a une pyramide avec un chef, un père symbolique -qui peut aussi être une femme avec tous les atours de ce dernier. Celui-ci dicte des valeurs que tout le monde intègre pour essayer de monter dans l’échelle sociale de son champ. Les champs et les hommes sont souvent en concurrence les uns avec les autres et cela n’a jamais de fin: même le Président des États-Unis est en concurrence, par exemple, avec celui de la Chine, et ils se tirent la bourre pour rester le premier. Idem chez les milliardaires qui passent leur temps à comparer leur fortune. Le problème, c’est que ces pères symboliques captent toutes les ressources, toutes les richesses. Ils pénètrent aussi nos imaginaires et nos esprits, où ils dictent les normes et valeurs. Nous sommes des tournesols, orientés tout entiers vers leur approbation, parce qu’elle peut nous apporter un confort matériel et de la reconnaissance sociale. Ce dont tout le monde a besoin.
Le père tient une place très importante dans la religion catholique. Tu abordes cette question dans ton livre et tu expliques que Jésus lui-même était possiblement gay. Pourquoi?
La relation entre Jésus et l’apôtre Jean a toujours posé question, notamment parce que Jésus disait lui-même que Jean était l’apôtre qu’il aimait. Beaucoup de peintures ou de sculptures les montrent proches physiquement, la tête l’un sur l’autre. Cette proximité était totalement banale à l’époque, les hommes du Moyen-Orient étaient très tactiles, ils avaient des relations d’amour, des relations sexuelles très libres, cela n’était pas criminalisé. Dans la religion juive à cette époque, quand on mourrait, les parents prenaient pour enfant le mari ou la femme de l’enfant défunt. Jésus sur la croix a dit à Marie qu’elle allait prendre Jean pour fils, comme si ce dernier était son mari. On observe que, lorsque des évêques, des cardinaux ou des théologien·nes très respécté·es se sont mis·es à poser des questions sur cette relation entre Jésus et Jean, arguant que les preuves bibliques en faveur d’un Jésus gay étaient très fortes, le mythe de Marie Madeleine (ndlr: cette disciple de Jésus aurait été, selon certain·es exégètes, l’épouse de Jésus) a été inventé. Et même si pour le coup, celui-ci ne repose sur rien, les gens y croient beaucoup plus facilement.
Tu dissèques dans ton livre le concept de bromance et ses dynamiques. Comment ce mythe est-il perpétué auprès des jeunes hommes d’aujourd’hui?
La bromance, c’est une histoire d’amour gay qui ne s’assume pas. C’est une relation amoureuse sans sexualité apparente. Ce modèle fait rêver depuis longtemps déjà puisque dans La Bûche, par exemple, Maupassant racontait que son meilleur ami allait se marier et qu’il le vivait comme un effondrement, une trahison, parce que l’amour entre hommes était le lien le plus fort et le plus beau. Aujourd’hui, cette relation est toujours très recherchée chez les adolescents. Dans la culture manga, je cite notamment l’exemple de Naruto, même si j’aurais pu en prendre plein d’autres. Je me suis aussi demandé pourquoi les ado adorent autant les couples de YouTubeurs comme McFly et Carlito. Ce qui les fait rêver, c’est de rester des grands enfants en ayant un métier passion que l’on partage avec un amant, un ami, quelqu’un avec lequel on entretient un lien pur qui repose sur l’égalité.
Quelle est la place des femmes au milieu de ces relations entre hommes? Ne sont-elles que des trophées, des figurantes ou des mamans?
Cela dépend des relations. En tout cas, très peu d’hommes ont de l’admiration pour les femmes et encore moins de l’estime, et je pense que c’est très difficile d’aimer et de désirer quelqu’un si on ne l’estime pas. Souvent, les hommes voient dans les femmes uniquement ce qu’elles vont leur apporter: un confort matériel, psychologique, une personne présente et bienveillante qui va les aider. C’est le fameux dicton “derrière chaque grand homme il y a une femme”. La femme va porter à bouts de bras l’homme pour qu’il réussisse dans ses projets, tout en restant dans l’ombre et donc en servant toute cette rhétorique des grands hommes.
Tu consacres un passage de ton livre à Frédéric Beigbeder, dont le nouveau livre, Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, fait notamment polémique pour ses propos antiféministes. Qu’incarne-t-il selon toi?
Dans mon livre, je ne parle pas directement de Frédéric Beigbeder mais de son personnage, Oscar, dans L’Amour dure trois ans. Il est intéressant car il est présenté dès le début comme un mec cynique et misogyne qui ne croit pas en l’amour. Au fur et à mesure, il tombe amoureux d’une fille qui va le changer et il va devenir un grand romantique. Mais quand on compte le nombre de répliques qu’a le personnage féminin dans l’adaptation cinématographique, on se rend compte qu’elle ne parle jamais. Elle ne fait que l’écouter et acquiescer. En fait, ce personnage tombe juste amoureux de lui-même, de la projection de son désir. Ce qui est intéressant, c’est que Beigbeder dit que cet Oscar représente l’homme moyen. Alors que le mec est écrivain, pété de thunes, et vit à Paris. Beigbeder a toujours joué de son côté “rock’n’roll” mais, ce qui me semble important à défaire, c’est que ces mecs-là sont tout sauf subversifs. Beigbeder, c’est la norme incarnée, il est le pur produit d’un système capitaliste et patriarcal, il est dans la masculinité la plus hégémonique possible. La subversion a toujours été du côté des minorités, des féministes ou des queers.
Tu écris “On ne naît pas hétéro, on le devient”. L’orientation sexuelle est-elle un choix?
Non, car nous vivons dans une société où le libre choix n’existe pas. En revanche, je pense qu’il faut sortir absolument de cette rhétorique d’une orientation sexuelle innée, car elle vient de la psychiatrie. Nous serions victimes de nos désirs et nous serions de mauvais sujets, des anomalies, qu’il faut rectifier biologiquement. L’idée, c’est plutôt qu’il y a une norme, un conditionnement social auquel la plupart des gens se conforment. Tout comme à l’antiquité, des chercheur·euses ont estimé que 95% des hommes avaient des rapports gay mais que 5% s’y refusaient. Peu importe où se place la norme, il y a une partie de la population qui ne s’y conforme jamais. Et cela, on ne sait pas pourquoi.
Pour les femmes, la solution est-elle forcément de devenir lesbiennes? Quelle est selon toi l’issue de cette situation où elles sont souvent perdantes?
Je ne dis pas que la solution est de devenir lesbienne, mais je dis: ne cherchez pas toutes votre bonheur dans le couple hétéro. Ayez des ami·es, syndicalisez-vous, rejoignez une asso féministe -il y a plein de manières de faire. Mais ne mettez pas tous vos espoirs de reconnaissance sociale et de bonheur sur une personne et sur un couple hétérosexuel.
Les Hommes hétéros le sont-ils vraiment?, de Léane Alestra, 324 pages, 20,90 €
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