Dans son dernier livre, “Où va l’Etat ?”, le sociologue et historien de l’Etat Pierre Birnbaum analyse comment les élites françaises, bien que de plus en plus ouvertes aux méthodes de management privé, demeurent des gardiens fidèles de l’Etat. L’idée de service public à la française reste une exception.
Il faudrait être aveugle pour ne pas s’inquiéter des signes d’affaiblissement de l’Etat au cœur de notre actualité. Si la “main droite“ de l’Etat, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu dans son cours sur l’Etat au Collège de France (1989-92) reste puissante et coercitive, sa “main gauche“ tremble sensiblement.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Depuis le début des années 1980, le système administratif évolue progressivement en France sous le poids des réformes engagées dans le cadre du “New Public Management”, c’est-à-dire des modes de gestion inspirées des entreprises privées et de l’idéologie néolibérale, pour le dire un peu vite. Chacun d’entre nous devine le délitement croissant, voire l’effacement de la puissance publique, la réforme annoncée de la SNCF n’étant qu’un exemple parmi tant d’autres.
Au-delà même du cadre idéologique des politiques publiques, les cas réguliers de corruption interne et la culture du pantouflage des hauts fonctionnaires dans le secteur privé renforcent ce sentiment de fin l’exception de l’Etat à la française, fondé sur des valeurs, des règles et des engagements de plus en plus écornés. Le marché et l’oligarchie seraient ainsi les deux nouveaux signes distinctifs de l’affaiblissement de l’idée vertueuse de l’Etat ; pire, l’oligarchie elle-même se serait convertie à la logique obsessionnelle du marché.
“La mobilisation idéologique n’a pas suffi à abattre l’Etat”
Pourtant, comme le souligne le sociologue Pierre Birnbaum dans son nouvelle enquête Où va l’Etat ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir, cette impression d’un tournant historique dans l’histoire de notre haute administration, dont la présidence Macron serait a priori le symbole parfait, n’est qu’une vue de l’esprit, ne résistant pas à l’étude empirique de son fonctionnement réel. Déjà auteur en 1977 d’un livre sur la haute administration, Les Sommets de l’Etat, Pierre Birnbaum défend l’idée que, quarante ans plus tard, “la mobilisation idéologique n’a pas suffi à abattre l’Etat, à mettre un terme à sa logique”.
Selon lui, l’Etat français “n’a rien perdu de sa superbe”. Il faudrait s’entendre précisément sur l’expression “superbe“ (adjectif d’une vertu ou d’un vice?), mais on devine que dans l’esprit du sociologue, elle désigne à la fois un sentiment de puissance et d’autonomie dans le champ de la décision politique, notamment à l’égard des acteurs privés et du personnel politique lui-même, mais aussi une certaine grandeur morale, c’est-à-dire un sens du dévouement et du sacrifice pour l’intérêt général.
“L’Etat fort à la française suppose qu’il reste fermé aux intrus du monde des affaires, que soit respecté un espace dirigeant autonome capable d’imposer ses vues aux acteurs de la société civile”, observe l’auteur, en même temps qu’il se livre à une analyse tendant à valider son hypothèse.
Certes, reconnait-il d’emblée, “de nombreux signes semblent annoncer un alignement brutal sur la logique de l’Etat faible propre à de nombre de sociétés contemporaines, tournées depuis des siècles vers une logique de marché”. La circulation de l’élite politique, entre privé et public, n’a fait que s’accélérer depuis les années 1980. Le monde parlementaire est tourné davantage vers l’économie et le monde des affaires ; il reste assez peu socialisé à la politique, disposant d’un moindre ancrage politique local, et a moins accès à la haute administration, aux sommets de l’Etat. Les cas de corruption à l’intérieur de l’Etat de certains acteurs clés du monde politico-administratif (affaires Cahuzac, Fillon, Guéant…) sont en eux-mêmes des signes alarmants de la bonne marche de l’Etat…
Le système administratif reste attaché à l’idée de sa puissance
Pierre Birnbaum ne néglige pas ces signes de faiblesse, et prend bien la mesure de leur danger potentiel pour la continuité d’un Etat exemplaire. Il voit bien que cette “dilution relative de l’Etat, quoique légèrement exagérée, se révèle comme un terreau favorable à de nouvelles formes de populisme qui partent en guerre contre les oligarchies”, dont la fameuse phrase de Jean-Luc Mélenchon “qu’ils s’en aillent tous” est un symptôme éclairant. Selon Pierre Birnbaum, le populisme de gauche qui s’en prend à l’oligarchie et à la caste “fait une croix sur l’Etat”, tandis que “le populisme de droite défend l’Etat fort qui échappe à l’oligarchie, mais pour en faire l’instrument d’une mobilisation ethnique”.
>> Lire aussi : De quoi le mot “Dégage” est-il le symptôme ? <<
Contre cette croyance dans l’existence d’une oligarchie corrompue et sans colonne vertébrale étatique, Pierre Birnbaum avance au contraire que “les valeurs qui fondent la légitimité de l’Etat, comme la poursuite de l’intérêt général et le sens du service public, conservent toute leur force”. L’introduction des techniques issues du secteur privé, y compris la décentralisation des prises de décision, n’ont en rien bouleversé la marche de l’Etat, estime-t-il. Même en évoluant nécessairement sous le poids des réformes engagées dans le cadre du “New Public Management“, le système administratif reste attaché à sa propre histoire et à l’idée de sa puissance.
Ses propres fonctionnaires sont peut-être sensibles aux nouveaux modes de management anglo-saxons, mais “ils les acclimatent à la logique des institutions politico-administratives”. Les réformes managériales se trouvent elles-mêmes “assurées par des hauts fonctionnaires, presque tous énarques”. L’ENA fait donc de la résistance, même si les nouvelles élites de haute fonction publique passent aussi désormais par des écoles de commerce, comme une cerise affairiste sur le gâteau du pouvoir.
“Léviathan, en France, a encore de beaux jours devant lui“
La majorité des énarques, surtout issus des grands corps, pantouflent dans des entreprises privées, des institutions financières ou des cabinets de conseil ; mais, et c’est là l’essentiel pour l’auteur, “ils reviennent fréquemment servir l’Etat, exerçant ainsi des rôles successifs”. C’est bien cette fidélité des gardiens de l’Etat à l’idée qu’ils se font de leur mission qui caractérise encore une certaine exceptionnalité hexagonale sur la façon dont évoluent les élites politico-administratives. “Comparé à la plupart des Etats occidentaux affectés par ces réformes inspirées des modes de gestion des grandes entreprises privées, Léviathan, en France, a encore de beaux jours devant lui”, écrit Pierre Birnbaum.
Cet exceptionnalisme français n’est donc pas remis en question par les flux de mobilité des élites. “L’Etat défend toujours ses frontières, contrôle les voies d’accès à ses institutions, met partout en œuvre un processus de recrutement méritocratique universaliste, indépendant des appartenances de classe, de religion ou des origines”, quand bien même l’ascenseur social reste en panne et les milieux favorisés se taillent la part du lion.
On pourrait sur ce point opposer à la thèse lucide de Pierre Birnbaum des analyses sociologiques critiques des modes de structuration des élites, comme Pierre Bourdieu le fit en 1989 dans La Noblesse d’Etat, livre mettant au jour les propriétés scolaires et sociales que partage un groupe très homogène. Sans avancer sur ce terrain critique des modes de construction sociale des élites, l’auteur de Où va l’Etat ? s’en tient à ses constats objectifs pour affirmer que “nulle noblesse ne s’est emparée des sommets de l’Etat auxquels accèdent des citoyens socialisés à ses valeurs”. Pour lui, “la circulation des élites ne constitue toujours pas un espace homogène, nulle classe dirigeante ne pointe à l’horizon”.
Loyauté et dévouement au service public
Si l’analyse de la constitution des élites reste un angle mort de sa démonstration, il reste que l’idée forte du livre est convaincante. Contrairement à l’opinion commune, la société française reste fidèle à l’histoire de la construction de son Etat et à la défense de ses services publics. Loin d’être gouvernée par une oligarchie au-dessus des lois, elle s’appuie “sur une armée de gardiens de l’Etat, de fidèles hauts fonctionnaires résolus à mener leur carrière au sein des institutions politico-administratives dont on ignore trop souvent la loyauté et le dévouement au service public”.
Sans interdire de questionner la culture autonome et auto-référencée de ce Léviathan, de critiquer son incapacité à ouvrir son antre à des individus formés ailleurs que dans ses circuits imposés, Pierre Birnbaum fait la démonstration implacable que la France possède un espace étatique fort qui résiste aux assauts disséminés de notre époque. Il lui reste simplement à fortifier sa fameuse main gauche ; celle que certains énarques entourant le président Macron semblent vouloir éradiquer.
Où va l’Etat ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir par Pierre Birnbaum (Seuil), 148 p, 18 €
{"type":"Banniere-Basse"}