Longtemps condamnées à l’invisibilité, les femmes de plus de 50 ans s’exposent et invitent ainsi à les regarder autrement. Prenant leur part de lumière au cinéma ou dans les magazines, elles se montrent comme elles sont: désirantes, désirables, vivantes.
Ni vues ni connues : voilà le leitmotiv qui colle à la peau des vieilles, ou du moins celles qui, parfois, se sentent comme telles. Car vieille, l’est-on jamais réellement? La notion fluctue avec les époques et les femmes. “Si on me dit que je suis vieille, on ne m’humilie pas, mais on ne me définit pas”, déclare Sophie Fontanel qui, en octobre dernier, à 59 ans, a posé dévêtue dans Elle pour la sortie de son livre Capitale de la douceur et affirme que, à certains égards, elle a toujours “12 ans”. Pour Aurélie Saada, moitié du duo Brigitte qui s’essaie à la réalisation dans Rose, un premier long métrage mettant en scène une femme de 78 ans, le “sentiment de péremption” est arrivé beaucoup plus tôt : “À 30 ans, quand je me suis retrouvée seule avec mes deux enfants, je me suis sentie vieille. Cela peut arriver à n’importe quel moment de la vie.” Quant à Juliette Avice, photographe qui immortalise sa mère de 64 ans dans très peu de vêtements pour sa série Elle est née des caprices, son œil ne saurait mentir: elle a toujours vu sa mère acheter des crèmes anti-âge et parler de ses rides.
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Les femmes invisibles
Photographe, cinéaste, écrivaine: quel que soit leur médium, ces femmes ont décidé d’offrir des vies, des sentiments, des corps à ces invisibles de plus de 50 ans, que l’on n’aperçoit souvent qu’à travers des chiffres aussi froids qu’édifiants. Celles qui, en 2020, n’obtenaient guère plus de 9 % des rôles dans le cinéma hexagonal, tandis qu’elles représentent 42 % des Françaises. Revenant sur les propos de l’écrivain Yann Moix, qui se déclarait dans les pages de Marie Claire en 2019 “incapable d’aimer une femme de 50 ans”, Sophie Fontanel analyse: “Il n’a pas parlé avec un sentiment de victoire, mais de faiblesse. Il a dit de manière assez triste et mélancolique qu’il ne pouvait pas désirer ces femmes car il n’est jamais en situation d’en voir. La représentation de ces femmes, c’est un véritable combat à mener.” Tout comme pour Aurélie Saada, dont le film Rose revêt, derrière ses atours joyeux, un véritable enjeu sociétal. “Je l’ai fait pour ma mère, ma grand-mère, mes tantes, mes filles et même pour moi. Car oui, nos corps dégringolent et il ne faut plus que ce soit un tabou, que l’on soit rangées dans un placard à partir d’un certain âge.”
Comment se fait-il que les femmes disparaissent une fois le couperet de la cinquantaine tombé ? Ce phénomène d’invisibilisation, l’autrice et professeure de sciences politiques Camille Froidevaux-Metterie s’y attarde dans son dernier livre, Un corps à soi : “Quel que soit le domaine concerné, on observe ce phénomène de l’invisibilisation et de la disparition des femmes ménopausées. […] Pour ce qui est de la représentation des quinquagénaires dans les magazines et sur nos écrans, là aussi, l’évidence s’impose: on n’en voit que très peu, les quelques exceptions repérables font office d’écran de fumée dissimulant leur absence criante.” À en croire la chercheuse, cette invisibilité renvoie à “la fin de la désirabilité sociale”, comme si “les femmes cessaient d’être utiles quand, symboliquement, avec l’arrivée de la ménopause, elles ne remplissent plus leurs fonctions sexuelle et maternelle”. Si la société “néolibérale, capitaliste et patriarcale” encourage “une forme de résistance au vieillissement”, elle ne traite pas pour autant les femmes et les hommes de la même manière. Ces derniers “s’en sortent beaucoup mieux, s’insurge Camille Froidevaux-Metterie, les signes physiques de la vieillesse que sont les rides, la prise de poids ou les cheveux blancs sont interprétés positivement lorsqu’il s’agit des hommes, qui sont alors considérés comme rassurants, sages, compétents. À l’inverse, les femmes sont perçues comme fragiles, incapables et incompétentes.”
Ce désir que l’on ne saurait voir
Encouragées à prendre soin d’elles à coups de crèmes antirides, de maquillage et de régimes, les femmes s’échinent à répondre à l’injonction du “corps le plus attractif possible”, mais, à la cinquantaine, elles font face à un point de bascule: “Les femmes comprennent que c’est vain, irréversible, estime Camille Froidevaux-Metterie, la peau change, elle devient plus fine, plus douce, plus molle, et ce grand relâchement cutané ne concerne pas seulement le visage, mais le corps dans son intégralité. Ce n’est qu’une transformation physique, mais elle est assimilée à une forme d’effacement du désir.” On touche alors au tabou ultime, le désir sexuel des femmes ménopausées.
Aurélie Saada s’y est confrontée alors que son long métrage Rose n’était encore qu’un scénario: “Certains producteurs m’ont dit qu’il fallait peut-être rajeunir un peu ce personnage, raconte-t-elle. Il n’y avait aucune raison, puisque c’était précisément ça le sujet.” D’ailleurs, Françoise Fabian, 88 ans dans la vie et 78 dans le film, l’a remerciée pour ce rôle: “On leur propose d’être des grands-mères, mais pouvoir jouer le corps, la sensualité, la sexualité, l’aventure et la révolution intime, jamais”, assure la réalisatrice. Camille Froidevaux-Metterie confirme cette mise au placard sexuelle: “Ce n’est pas tant qu’elles cessent d’être désirables, c’est qu’elles ne sont plus autorisées à désirer.” Comme si la vieillesse abolissait toute possibilité du désir, sensuel et sexuel. “S’il y a si peu de représentations, continue la chercheuse, c’est qu’on juge obscène le fait qu’elles puissent continuer à avoir une sexualité. Une femme vieille qui se caresse, qui fait l’amour, qui jouit, c’est perçu comme dégoûtant, et plus elle est âgée, plus c’est répugnant.”
Et parfois, les femmes elles-mêmes peuvent s’en convaincre. “Il y a les injonctions, et les choses qu’on s’impose”, note Aurélie Saada. Lorsqu’on lui demande pourquoi son actrice ne se dénude jamais à l’écran, elle répond sans détour : “Elle n’avait pas envie de montrer son corps davantage. Et moi, j’avais envie d’avoir son regard à elle sur son propre corps. Pour moi, il est là, le véritable tabou. Je trouve que la pudeur vient souvent se loger dans le regard que l’on porte sur soi. C’est là qu’il y a quelque chose à bousculer.”
L’expérience de Juliette Avice, qui photographie sa mère, va dans le même sens : “Ma mère a un rapport compliqué à son corps, mais aussi à son désir, confie-t-elle, elle a beau avoir quelqu’un dans sa vie depuis dix ans, c’est comme si sa sexualité était derrière elle. Alors qu’elle n’a que 64 ans ! […] Avec MeToo notamment, ma mère a pris conscience des diktats dont elle était victime, mais elle n’arrive pas pour autant à s’en affranchir.”
Se réapproprier son corps
Le récent mouvement de réappropriation par les femmes de leur corps, que Camille Froidevaux-Metterie nomme “la bataille de l’intime”, pourrait tout de même bien venir à bout de ces tabous: durant la dernière décennie, la parole –comme l’écoute– s’est libérée sur les règles, le plaisir féminin, le post-partum et les violences gynécologiques, sexistes ou sexuelles. La ménopause et le vieillissement pourraient constituer le dernier bastion à faire tomber: “Les quinquagénaires doivent réinventer leur âge, c’est-à-dire mettre au jour ce fait que la ménopause n’est plus synonyme de disqualification, ni sociale ni intime: on travaille, on nourrit des projets créatifs, on a une vie amoureuse, on éprouve du plaisir. Il faut figurer, représenter et rendre légitimes l’activité, l’énergie, le désir des femmes de 50, 60, 70 ans et plus.”
Une question de regard
Et les hommes hétérosexuels doivent, eux aussi, réinventer leur regard, quitte à y être aidés. Optimiste, Aurélie Saada est convaincue qu’à cet endroit quelque chose s’est mis en mouvement: “Les personnes qui ont financé mon film étaient très sensibles à ce sujet, qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes. Idem pour les acteurs que l’on voit à l’écran: pour Pascal Elbé, c’était important de jouer ce rôle, comme pour tous les hommes investis dans le projet. C’était génial de se rendre compte que ce n’était pas qu’une question de femmes”, affirme la réalisatrice, pour qui le regard masculin n’est “pas une fin en soi” mais, lorsqu’il s’agit de raconter la révolution intime d’une femme hétérosexuelle, fait évidemment “partie de l’aventure”.
Juliette Avice, elle aussi, a réfléchi à la façon d’exposer le corps de sa mère, adoptant sciemment le point de vue d’un homme hétérosexuel au moment de capturer son image: “J’avais à la fois envie de poser sur elle un regard de femme, celui de sa fille, mais aussi celui d’un homme qui la désire. De rentrer dans le male gaze à fond, mais de façon poétique, d’assumer un regard désirant sur elle”, reconnaît-elle. Pour Sophie Fontanel, le regard masculin a son importance, “mais on lui a donné trop de force. On a fait comme si c’était l’homme qui décidait de qui on était”. Pour elle, c’est au prix d’un nouveau regard sur elles-mêmes que les femmes obtiendront le droit de vieillir comme elles l’entendent: “Tout ça, ce sont des fabrications sociales. Il faut que ces femmes qui voient leur jeunesse s’effacer arrêtent de se sentir un peu moins qu’une femme, uniquement parce que les hormones les emmènent sur une autre histoire.”
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