Comment se concevoir en tant qu’homme dans une société où l’on ne bénéficie pas des privilèges de l’homme ? C’est ce qu’a cherché à savoir Léonora Miano dans son dernier ouvrage, Marianne et le garçon noir (Ed. Pauvert) en donnant la parole à des hommes noirs vivant en France et témoignant tous d’une virilité malmenée. Tout […]
Dans son dernier ouvrage « Marianne et le garçon noir », Léonora Miano interroge « des auteurs noirs sur la manière dont on construit sa masculinité quand on est en situation de minorité ». L’occasion de revenir sur les violences policières, les stigmates de la colonisation, le genre et le racisme.
Comment se concevoir en tant qu’homme dans une société où l’on ne bénéficie pas des privilèges de l’homme ? C’est ce qu’a cherché à savoir Léonora Miano dans son dernier ouvrage, Marianne et le garçon noir (Ed. Pauvert) en donnant la parole à des hommes noirs vivant en France et témoignant tous d’une virilité malmenée. Tout commence en février dernier, à Aulnay-sous-Bois lorsque Théo L., 22 ans, est gravement violenté lors d’un contrôle de police, et qu’un agent lui enfonce une matraque dans l’anus. Révoltée, l’auteure de La Saison de l’ombre (prix Femina en 2013) décide d’entreprendre cet ouvrage. Abordant la question de la masculinité de ces « invisibles », Léonora Miano met en lumière une parole délicate et éminemment politique.
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De quelle colère ou quel désir est né ce livre sur la masculinité noire ?
Léonora Miano – J’avais écrit une tribune publiée dans Libération après la mort d’Adama Traoré. L’affaire Théo m’a ébranlé mais je ne voulais pas réécrire une tribune enragée. Je voulais faire quelque chose d’intelligent qui ne s’arrête pas uniquement aux brutalités policières. J’ai eu l’idée d’interroger des auteurs noirs sur la manière dont on construit sa masculinité quand on est en situation de minorité. Je m’intéresse au genre et à la sexualité depuis longtemps. La façon dont Théo a été contrôlé par les policiers m’a semblé être une sorte d’attaque à la masculinité, un policier n’enfonce pas une matraque télescopique dans l’anus d’un jeune homme sans que cela n’ait une signification. Ici, le jeune homme a ensuite prononcé le terme de viol. Sait-on combien de fois la même chose est arrivée ? Cela a dû se passer un certain nombre de fois mais, précisément parce que c’est ressenti comme un viol, les hommes victimes n’ont pas parlé parce que c’est humiliant. Théo a 22 ans, mais s’il avait eu 30 ans l’aurait-il dit ? Je ne pense pas.
Vous sentiez-vous plus autorisée en tant que femme à donner la parole à ces hommes sur ces questions ? Aviez-vous le sentiment de leur devoir quelque chose ?
Je ne devais pas quelque chose seulement aux hommes, mais à tout le monde. Ces questions valent pour tous. Mais je ne suis pas du tout certaine qu’ils auraient répondu favorablement à l’appel d’un autre homme. C’est sans doute plus facile d’entendre la question formulée par une femme. D’ailleurs, le fait qu’ils aient entendu la question ne signifie pas qu’ils y aient répondu de manière explicite. Il y a beaucoup de réponses, mais elles sont souvent in absentia dans les textes. La masculinité est abordée dans les récits, mais elle n’est pas parlée. L’homme est conçu comme une catégorie dominante, sa parole intime est peu conviée à s’exprimer : on ne voit pas trop ce qu’il aurait à dire puisqu’il a déjà tant de pouvoirs… On ne se rend pas suffisamment compte que, parfois, ce pouvoir peut l’écraser, ou que tous les hommes ne le possèdent pas.
Plusieurs textes racontent des expériences vécues d’arrestations violentes. Que se passe-t-il vraiment quand un policier enfonce sa matraque dans l’anus de Théo ou quand plusieurs policiers écrasent le corps de Lamine Dieng, mort étouffé en 2007 ?
La vision des policiers est brouillée. Certains vivent avec de telles représentations – conscientes ou pas – de ces figures masculines noires, qu’ils voient des espèces de King Kong, à la place de gamins de 22 ans, un corps qu’il faut immobiliser à quatre ou cinq, ce qui n’est jamais nécessaire. Lamine Dieng était attaché, à terre, et a quand même eu sur son corps cinq policiers. Ils étaient huit pour l’arrêter alors qu’il était seul. C’est tellement extrême que je pense que les policiers, à ce moment-là, ne se rendent plus compte qu’ils sont cinq à mettre tout leur poids sur un jeune homme de 25 ans qui est déjà attaché. Il est urgent de travailler là-dessus.
Ces représentations sont-elles des traces encore vives des rapports de domination et de violence créés par la colonisation ?
Oui, ces représentations sont toujours là et sont très anciennes. Elles continuent d’être véhiculées par la place que la société donne à ces hommes. Le corps noir est magnifié. Il ne dérange pas quand il est sportif, ou rebelle quand il fait du rap, deux domaines à attitudes caricaturalement masculines, des caricatures autorisées car elles reproduisent des stéréotypes. Les représentations du passé se sont transformées. Elles ont remplacé les gladiateurs, qu’il faut affronter, dominer. Les choses doivent être assainies par la parole. Il est important de créer un dialogue avec la police, qui est de plus en plus violente. Si elle n’est pas toujours physique, cette violence est parfois psychologique. Fin juillet 2016, quelques semaines après la mort d’Adama Traoré, je me suis rendue à la manifestation en son hommage organisée à Paris. Très vite, la police nous a encerclés et a bloqué toute la zone. Il y avait beaucoup de monde, des familles avec des enfants, c’était un rassemblement pacifiste, personne n’était armé, mais nous ne pouvions plus bouger. Et la pression montait. Nous avons pu sortir un par un au bout de quelques heures. C’est une façon très violente d’entrer en relation avec les gens qui ne sont pourtant pas des ennemis. Le pays vit des moments difficiles avec l’état d’urgence, mais cela ne peut pas tout justifier.
La question de l’hypersexualisation de l’homme noir transparaît dans tous les textes du livre…
C’est un traumatisme pour tous les garçons. Cela vous écrase, crée une attente. Personne ne se conçoit comme une machine sexuelle infatigable, les hommes ont aussi des doutes. Cela peut être un problème face à une femme qu’on aime car l’on souhaite être vu avec ses fragilités.
Les textes montrent à quel point les représentations projetées sur le corps noir ont une influence sur la vie privée et l’intimité de ces hommes.
Le contexte, l’environnement social, influe sur la vie intime. Les gens tombent amoureux et c’est très bien, mais on ne peut pas faire comme si c’était sans rapport avec ce qu’il se passe autour de nous, comme si les choix amoureux n’étaient jamais influencés par les circonstances. Il peut être difficile de vivre au quotidien avec quelqu’un qui doit mener les mêmes combats, parce que cette personne vous renvoie tout le temps à la dureté de la vie, à vos échecs, à vos manques… Qui a envie de ça ? C’est pourquoi les Noirs disent souvent que l’amour entre noirs est révolutionnaire dans les sociétés blanches – hors Etats-Unis.
Il y a quelques années, une femme est venue me voir, très en colère contre mon livre Blues pour Elise (éditions Plon). Elle disait que c’était un roman raciste. Elle ne supportait pas que la majorité de mes personnages, des Françaises noires, soient en couple avec des hommes noirs. Pour elle, il fallait être un couple mixte pour montrer son intégration, être avec un Noir était un acte communautariste. A aucun moment elle ne s’est dit qu’être en couple avec des hommes Blancs pouvait aussi être communautaire. Surtout, je voulais simplement raconter des trajectoires de vie de femmes en France, au-delà de la couleur de peau.
Ce qui ressort ici, c’est finalement la manière dont on peut ou pas reconnaître dans l’autre un peu de soi-même, ou même la totalité de soi. On s’identifie dans plein de personnages de fiction, sans pour autant tenir compte de la couleur de peau car ce sont des êtres humains avant tout. Ce qu’il faut interroger aujourd’hui ce sont surtout les blocages qui subsistent dans le psyché des Blancs. Être Blanc ou Noir n’est pas une question de couleur mais d’état d’esprit, et une attitude vis-à-vis des autres. Mais tant que l’on ne parlera pas ouvertement de ces questions, on ne pourra pas les dépasser.
Pourquoi n’en parle-t-on pas d’après-vous ? Le modèle d’intégration républicain français empêche-t-il de se pencher sur ces questions ?
La France, comme la plupart des pays du monde, s’est créée sa mythologie, et elle prétend y croire. Le problème c’est que la mythologie est tout le temps battue en brèche par la réalité de ce que l’on vit. Le mythe est très beau, c’est le plus beau projet qui existe mais pour l’actualiser il faut se confronter au réel et panser les plaies. Des gens sont entrés dans la citoyenneté française avec la béance d’une blessure, issus de populations brutalisées par la France. Il est nécessaire de prendre cette histoire en compte pour permettre aux gens de sortir de la manière dont ils sont entrés dans cette citoyenneté. S’ils ne peuvent pas pousser le cri qui les brûle, ce cri fermente en eux, et finit par devenir une espèce d’incarcération qui créée une pathologie identitaire. Les Français sont trop rétifs car il est difficile d’admettre que l’on a causé du tort à d’autres personnes.
Pourquoi les Français ont-ils tendance à s’indigner davantage de la mort de jeunes noirs américains, que celle de jeunes français afro-descendants ?
Les mobilisations ont été importantes à la mort d’Adama Traoré et suite au viol de Théo. Une nouvelle génération émerge. Mais les violences policières envers de jeunes Noirs outre-Atlantique provoque une émotion différente ici. La France est fascinée par l’Amérique depuis la Seconde Guerre mondiale. Surtout, les Français ne sont pas responsables du mal fait à ces jeunes noirs américains, il n’y a pas de culpabilité vis-à-vis d’eux, contrairement aux Noirs vivant en France. Il est temps de s’affranchir de cette culpabilité car elle n’est ni de la compassion, ni de l’empathie, mais constitue un mouvement qui va uniquement vers soi. C’est un sentiment de honte qui existe lorsque l’on pense aux choses terribles que nos ancêtres ont fait. Le moment est venu de cesser d’avoir pour ambition la domination, et de changer les relations entre la France et le continent africain, qui ne pourront certainement pas être rompues sans déchirement et pertes de part et d’autre. On ne peut pas accepter que l’Afrique francophone soit simplement pour la France une zone d’influence. Pensez-vous que des peuples entiers vont continuer à accepter d’être conçus comme subalternes ? La jeunesse africaine actuelle s’emploie avec une grande vivacité à faire tomber ce qu’il reste du colonialisme, elle n’a pas les complexes de ses aînés et est déterminée à ne plus se laisser faire.
Vous êtes une partisane du panafricanisme. L’affranchissement définitif de l’Afrique viendra-t-il de ce mouvement ?
Le panafricanisme est un mouvement de libération anticapitaliste et anti esclavagiste qui vise à fédérer les personnes d’ascendance africaine d’où qu’elles soient. Ce mouvement est né dans les diasporas, initialement dans la diaspora caribéenne, chez des afrodescendants ayant à cœur de renouer avec leur racine africaine. Son but est aussi d’inventer une fraternité entre afrodescendants subsahariens, une fraternité qui ne pouvait exister avant la période du trafic humain transatlantique puisqu’il n’y avait pas eu ces arrachements et parce que ceux qui vivaient en Afrique ne se définissaient pas comme Noirs ni même comme Africains.
Pour mettre en place un État panafricain, il faudrait abolir les frontières coloniales, rassembler les pays en régions, ce qui demanderait aux gouvernants actuels un abandon de souveraineté auquel ils ne sont pas prêts. Mais c’est une aspiration profonde chez les populations africaines, tout comme dans les diasporas. Ils la jugent utile pour peser dans un monde composé de grand ensemble.
Une Union africaine (UA) a été mise en place en 2002…
… qui rassemble les chefs d’Etats, c’est un petit club de gangsters. L’UA est en grande partie financée par l’Union européenne, ce qui pose la question de sa pleine souveraineté. Les peuples africains veulent la souveraineté de leur continent. Il serait temps. Il faudra faire tomber les gouvernants actuels pour la mettre en place, on n’aura pas le choix.
Suite aux événements de Charlotteville, le président du Cran, Louis George Tin, a fait remarquer dans une tribune publiée dans Libération qu’en France aussi des statues et des rues rendent hommages à des personnalités ayant participé à la traite des noirs…
Il y en a partout. Les héros des uns sont les bourreaux des autres et c’est un problème pour faire société. Il ne faut pas s’imaginer que les gens le prennent bien juste parce qu’ils n’en parlent pas. Les Noirs ne peuvent pas se fédérer autour de la figure de Napoléon. Pour les Noirs, Napoléon c’est Hitler. Colbert, c’est pas possible. De Gaulle ne peut pas être un héros pour nous. Il est important d’ouvrir l’entre-soi des noirs pour faire connaître ce que l’on se dit entre nous.
La réalisatrice Amandine Gay, dont le film Ouvrir la voix sort le 11 octobre en salle, est partie au Canada pour pouvoir étudier les black studies…
En France, on ne trouve pas directeur de thèse sur ces questions. On conseille poliment de choisir un autre sujet. Et même si tu as la chance d’en trouver un, on te dit qu’ensuite tu n’auras pas de poste. Les Etats-Unis et le Canada sont des sociétés récentes qui se sont vite ouvertes à leurs marges. Les Etats-Unis n’appartiennent pas plus aux Blancs qu’aux autres, ils appartiennent à des gens qu’on a mis dans des réserves. Mon fantasme le plus subversif est que l’Amérique soit un jour présidée par une femme amérindienne. Cette révolution représenterait la vraie rédemption pour ce pays. Les Etats-Unis sont une société à la fois hyper réactionnaire et hyper progressiste. Les marges y sont très étudiées à l’université. On peut prononcer des mots aux Etats-Unis qui en France sont indicibles mais les jeunes de la génération d’Amandine ne se tairont pas. Ils ont envie d’en découdre. Le silence n’apaise pas, il favorise la répétition de la douleur par des modalités différentes. Les Etats-Unis produisent des films très critiques sur eux-mêmes. Celui qui fait silence sur ses travers est faible, celui qui peut les montrer est puissant car il se donne les outils pour les dépasser. Parler de l’esclavage colonial permettrait aussi de parler de ceux qui ont contesté, résisté. S’interdire de parler, c’est s’interdire de trouver ce qui a toujours fait honneur à l’humanité, c’est laisser prospérer les fantasmes.
Une polémique a éclaté autour du dernier film de Katherine Bigelow sur les émeutes de la ville de Détroit. La réalisatrice américaine s’est vue reprocher de s’être emparée d’un sujet qui concerne la communauté noire. Comment le comprenez vous ?
La question de l’appropriation culturelle n’est posée que parce que les gens sentent encore une asymétrie dans les positions et les rapports de domination. Si tout le monde se sentait dépositaire de la même part de pouvoir, la question ne se poserait pas car nous savons que nous sommes tous la même humanité : ce qui est de l’expérience de l’autre, en réalité, ne peut pas nous être étranger. Quand les gens écoutent Strange Fruit, ce grand standard de jazz rendu célèbre par Billie Holliday, personne ne s’offusque qu’il ait été écrit par un Blanc. Un Noir n’aurait pas pu l’écrire. Cette chanson à la distance de quelqu’un qui peut regarder quelque chose qui l’épouvante mais qu’il ne vit pas. L’auteur ne parle jamais à la place de, il parle de sa place à lui, d’un fait qui concerne toute l’humanité. Certaines fâcheries liées à la question de l’appropriation culturelle sont superficielles, un peu ridicule. Pourquoi se fâcher si une blanche se fait des tresses africaines ? Est-ce si grave ?
Parce que c’est moche ? (rire)
Bo Derek était très belle avec ses tresses ! (rire) Pourquoi les gens se mettent en colère pour une coiffure ? Parce qu’on se sent toujours infériorisé et qu’on voudrait avoir un territoire à soi qui serait une forteresse imprenable. Comme si les cultures du monde n’étaient pas faites pour être partagées. L’appropriation n’est pas l’assimilation. Le fait que les colonisés parlent le Français et s’habillent à l’occidental n’est pas une appropriation, ils ne l’ont pas choisi. L’appropriation est toujours un acte volontaire que tu peux congédier. C’est toujours une question d’équilibre : ai-je le même pouvoir que toi de le congédier ?
La chercheuse Nathalie Etoke écrit dans Marianne et le garçon noir : “Le corps noir est avant tout un lieu d’impouvoir que l’Occident a investi d’un ensemble de caractéristique capable de susciter la peur, le désir ou l’exercice de la violence”. Comment déconstruire cette représentation figée pour sortir du piège de la masculinité noire et même inventer une autre masculinité, plus libre ?
C’était ma grande ambition (rire). Ce sera le projet d’une vie. Pratiquement toutes les cultures du monde sont viriarcales, elles portent une certaine vision de l’homme à laquelle ils ne veulent pas renoncer parce qu’ils ont l’impression d’une perte de pouvoir. Il faut redéfinir la notion de pouvoir. Cela agresse les hommes noirs de se penser en situation de minorité, comme un homme dominé par un autre homme. Il faut déplacer le pouvoir, dire que la domination est une faiblesse qui résulte d’une fragilité. Il faut travailler à donner à tous les hommes d’autres références que le mâle alpha sans pour autant qu’il s’agisse d’images d’hommes féminisés. La question doit aussi être adressée aux femmes qui construisent les hommes tel qu’ils sont et qui n’ont pas toujours envie qu’ils changent même si elles le prétendent.
Léonora Miano, Marianne et le garçon noir, éditions Pauvert, 280 pages, sortie le 25 septembre.
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