Dans un ouvrage sur l’enrichissement, les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dévoilent comment le capitalisme moderne utilise le storytelling pour donner un surcroît de valeur à l’art, au luxe ou au patrimoine.
Indexé à des règles apparues au début des années 1980, le nouvel esprit du capitalisme reste l’objet de vieilles disputes intellectuelles dans la manière de percevoir ses visages abîmés. Si de nombreux travaux documentent aujourd’hui les vices du capitalisme financier, beaucoup échouent à comprendre d’autres enjeux plus discrets mais tout autant décisifs, questionnant par exemple son rapport à l’art, au patrimoine, au tourisme haut de gamme ou au luxe.
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Or, ce biais “culturel” forme une entrée majeure pour comprendre les règles du jeu capitaliste en 2017. Pour les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, le capitalisme contemporain a ainsi un nom qui définit largement son esprit : “l’enrichissement”.
Si le souci des capitalistes de “s’enrichir” n’est pas en soi un scoop, la manière d’envisager l’enrichissement vise un autre aspect des transformations du capitalisme : son souci d’exploiter des choses du passé qui, pour être enrichies – et donc enrichissantes –, sont associées à des récits, concernant autant les vies des créateurs de mode (Coco Chanel, Yves Saint Laurent…) que des lieux où s’enracinent des produits de luxe (un grand vignoble dans le Bordelais, les couteaux Laguiole de l’Aubrac…).
L’idée d’enrichissement stipule qu’on prend une “chose déjà là”
A chaque fois, il s’agit de réinventer un passé, de le lustrer et de le faire briller en somme, comme un ouvroir de profits potentiels. Ce qu’a bien compris l’industrie du luxe, en ajustant à des objets du passé des stratégies de réinvestissement affectif : un vieux couteau, une vieille bouteille de cognac, un vieux château réaménagé… L’idée d’enrichissement stipule donc bien que l’on ne substitue pas une chose à une autre, mais qu’on prend une “chose déjà là”, en la modifiant par des processus artificiels.
La réflexion des chercheurs déplace ainsi le regard porté sur le modèle économique dominant par un ancien ouvrage de Luc Boltanski, écrit avec Eve Chiapello en 1999, Le Nouvel Esprit du capitalisme, qui s’intéressait alors à l’exploitation du travail et aux nouvelles techniques de management.
“Notre livre n’a pas pour objet l’art en général, mais l’œuvre d’art en tant qu’elle donne lieu à un échange”
Ce qu’Enrichissement se propose de repenser, près de vingt ans plus tard, c’est le changement de la structure de la marchandise elle-même, par-delà la question du travail. Les auteurs ne partent pas ici des personnes mais bien des choses, pas du travail mais du commerce. “Notre livre n’a pas pour objet l’art en général, mais l’œuvre d’art en tant qu’elle donne lieu à un échange, explique Luc Boltanski. Or, envisagé sous ce rapport, le dispositif de mise en art joue un rôle central.”
En quoi consiste cette mise en art ? “C’est un travail qui peut arracher une chose à son destin de déchet, destin commun des objets industriels. Une chose qui prétend au statut d’œuvre d’art est reconnue comme telle quand elle est considérée comme si elle était déjà muséifiée, c’est-à-dire promise à l’éternité”, dit Boltanski.
C’est dire que n’importe quelle œuvre d’art contemporain, n’appartenant donc pas à l’histoire de l’art, entre dans le cadre de cette économie de l’enrichissement, dès lors qu’elle est “vue dans le présent depuis un point de vue situé dans l’avenir, comme si elle était soustraite à la corruption du temps”.
La création d’un “effet collection” par opposition à une “forme standard”
C’est ce processus de mise en art – par des récits, des outils marketing, la magie du discours – qui permet le processus d’enrichissement de quelque chose : ce que les auteurs appellent la création d’un “effet collection”, par opposition à une “forme standard”.
Ce rapport aux choses, et plus globalement aux politiques culturelles, s’est refaçonné dès le début des années 1980. Le discours du ministre de la Culture Jack Lang, à la conférence mondiale sur les politiques culturelles à Mexico en juillet 1982, fut un tournant, selon Luc Boltanski.
“Jack Lang introduit une nouvelle façon d’envisager la politique culturelle”
“Il a modifié la conception du rôle de l’Etat dans le domaine culturel qui avait fait consensus dans la période antérieure. Cette conception reposait sur deux oppositions : d’une part entre l’économie et la culture, d’autre part entre la haute culture transmise par l’école et celle dite de masse. Jack Lang introduit une nouvelle façon d’envisager la politique culturelle qui s’affranchit de ces deux oppositions. Non seulement la culture a besoin de l’économie pour survivre, mais son développement doit exercer également un rôle économique.”
Tout au long des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, le redéploiement du tourisme, de l’industrie du luxe, du commerce de l’art et de la patrimonialisation, incarnés notamment par la montée en puissance de grands groupes comme LVMH et Kering (analysés dans le livre), s’est toujours construit à travers cette exploitation du passé.
“Or le passé n’appartient à personne, observe Arnaud Esquerre. Mais il permet de créer des différences entre les choses, et donc leur prix. Le capitalisme, contrairement à une idée répandue qui s’inquiète du capitalisme industriel et de sa puissance uniformisatrice, peut tirer profit de l’exploitation des différences.”
La plus-value marchande plutôt que la plus-value travail
Les auteurs proposent un modèle articulé sur les notions de prix, de “métaprix” et de valeur conférés à ces choses du passé, en s’appuyant notamment sur les anciens travaux de l’historien Fernand Braudel, attentif au rôle du commerce dans le développement du capitalisme.
“Braudel met moins l’accent sur la plus-value travail que sur la plus-value marchande, explique Boltanski. Cette dernière s’obtient notamment en déplaçant une marchandise entre deux espaces où les prix pratiqués sont différents. L’avantage revient aux opérateurs qui ont les moyens de se déplacer eux-mêmes dans ces espaces. Cette notion de plus-value marchande est très éclairante pour comprendre le commerce du luxe et de l’art.”
L’habileté marchande consiste ainsi à convaincre que des objets fabriqués en série méritent d’entrer dans une catégorie supérieure d’objets de collection, même s’il ne s’agit que de pauvres sacs à main ou de simples bagages, exposés dans des boutiques de luxe des Champs-Elysées.
Une activité économique exclusivement réservée aux riches
“Nous en sommes arrivés, après plusieurs discussions, à choisir ce mot d’‘enrichissement’ qui nous semblait le mieux à même de saisir des processus centraux à l’œuvre dans notre enquête”, confie Luc Boltanski. Et de préciser : “Ce mot renvoie d’un côté au processus par lequel une chose déjà là est mise en valeur. De l’autre, au fait que les choses qui font l’objet de ce travail d’enrichissement sont surtout destinées aux riches.”
Car, à l’inverse du modèle capitaliste de l’après-guerre et des Trente Glorieuses – celui d’une production industrielle censée atteindre toutes les catégories de la société –, ce modèle de l’enrichissement s’adosse à une activité économique exclusivement réservée aux riches. “Cette caractéristique distingue cette économie de celle reposant sur la forme standard, qui cherchait à s’étendre auprès du plus grand nombre de consommateurs possible”, explique Boltanski.
“Ceux qui possèdent des choses sont favorisés, par opposition à une économie qui met l’accent sur la question du travail”
C’est en quoi l’économie de l’enrichissement réactive des processus inégalitaires : “Elle est par principe inégalitaire car le cœur de cette économie, ce sont des choses, nous éclaire Arnaud Esquerre. Ceux qui possèdent des choses sont favorisés, par opposition à une économie qui met l’accent sur la question du travail. Cela favorise d’emblée les possédants.”
Les sociologues se disent en outre frappés par le fait que les travailleurs de la culture qu’emploie cette économie de l’enrichissement sont “souvent en situation précaire et démunis ou en position de faiblesse dans les conflits sociaux”.
Aussi stimulante soit-elle pour l’économie d’un pays et de ses régions, souvent lucides face à l’effet d’attraction des activités culturelles locales, cette économie de l’enrichissement ne fait au fond que reproduire l’éternel tropisme du capitalisme : sa tendance naturelle à exclure de ses aventures prospères ses serviles acteurs.
Un “structuralisme pragmatique” nourri de Marx, Braudel et Lévi-Strauss
Si elle reste parfois un peu raide dans la mise en forme de ses intuitions, l’analyse de cette grande transformation du capitalisme contemporain, devenu un “capitalisme intégral”, met ainsi intelligemment en lumière un trait central et pourtant minoré du modèle capitaliste.
Adeptes d’un “structuralisme pragmatique”, nourri à la fois de Marx, Braudel et Lévi-Strauss, les deux sociologues enrichissent la compréhension des mécanismes économiques confus de notre présent. Un présent qui les inquiète autant qu’il les exaspère. Braudel et la valeur, la mise en art et le prix, la forme standard et la forme collection, au cœur de leur ouvrage exigeant, sont rattrapés dans la discussion par les agacements du jour.
La place excessive à leurs yeux accordée par les médias à des auteurs néoréactionnaires les mettent à cran, comme en témoignait déjà leur précédent livre, Vers l’extrême, dénonçant la droitisation et la fascisation rampante de l’espace politique et intellectuel.
Entre leurs emportements militants et leurs envolées théoriques, un autre processus d’enrichissement se joue chez eux : rester vigilants et attentifs à ce que devient notre société, à son économie capitaliste comme à son économie psychique et intellectuelle.
Le futur esprit du capitalisme pourrait être cette façon de ne plus vouloir s’accommoder de l’inacceptable, des inégalités sociales comme du recul des idées progressistes. Une autre manière de définir l’enrichissement, mais d’un point de vue éthique et politique, à rebours de l’ordre dominant, appauvrissant.
Enrichissement – Une critique de la marchandise de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (Gallimard), 672 pages, 29 €
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